L’individuation par la socialisation. Quelle place pour la psychanalyse? Quelques inconséquences dans la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth

Marco Angella


Abstract: In contrast with the typical functionalism of Habermas, Axel Honneth conceives a model of critical theory that opens up to the social action of concrete subjects. The struggle for recognition enables the subjects to emancipate themselves from the existing power relationships in order to enhance their autonomy and self-realization. On the one hand the theory of recognition allows to think of the subjects as key players of such enhancement; on the other hand it also provides them with valuable means for detecting the “social pathologies” that hamper the process of emancipation. However, the current political, economical and social challenges deserve a more in-depth critical analysis.  With this regard the present contribution tries to argue that it is necessary to ascribe more centrality to the subject in order to increase the critical potential of theory. Honneth in fact started to adopt this approach but couldn’t go further, since a stronger conception of the subject would contradict the uncompromising intersubjectivism that he inherited from Habermas. By illustrating some of the critical points of Honneth’s strategy, this article aims to show that those limits could be overcome only by pursuing the path that Honneth has barely entered.

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Le projet de Théorie critique de l’Ecole de Francfort date de près d’un siècle. Depuis son origine, il n’a cessé de se remodeler pour trouver son originalité et sa force face à une réalité sociale en constant changement. A ce titre, Axel Honneth développe, depuis plusieurs années, une théorie de la reconnaissance qui se présente comme un renouveau du projet de Théorie critique. Bien qu’il ait suivi Habermas dans le changement de paradigme (de la philosophie du sujet à la philosophie intersubjectiviste) qui a marqué le passage de la première à la deuxième génération de l’école de Francfort, Honneth a développé un modèle théorique autonome qui s’en éloigne parfois beaucoup et sur des points capitaux, sinon dans la méthode, du moins dans ses contenus critiques. Si, tout d’abord, il cherche à contrer le fonctionnalisme de la théorie de l’agir communicationnel par la médiation de la lutte sociale, il s’emploie, dans un deuxième temps, à compenser le cognitivisme qui la caractérise par une théorie qui réintègre en son sein les aspects émotionnels, affectifs, empathiques et même pulsionnels de la vie, en leur faisant jouer un rôle structural.

Les avantages d’une telle approche sont nombreux : contrairement à ce qui se passe chez Habermas, les individus assument un rôle concret en tant qu’acteurs sociaux qui peuvent en principe déclencher une lutte visant une transformation sociale, censée produire davantage d’autonomie et d’autoréalisation. De plus, la théorie d’Honneth est à même de fournir les instruments critiques pour saisir des phénomènes qui sont concevables comme des « pathologies sociales » qui affligeraient les individus des sociétés d’aujourd’hui, selon une démarche qui elle aussi avait été abandonnée par le Habermas de l’éthique du discours et des études sur le droit.

C’est par le biais d’un retour au sujet (en tant qu’individu protagoniste des luttes pour la reconnaissance et compris, disons, pour faire vite, dans sa dimension corporelle, affectivo-pulsionnelle, et non pas cognitive), que la force critique de la Théorie critique a sensiblement augmenté. Mais ce retour n’est que partiel. Selon nous, les faiblesses de la théorie de la reconnaissance, dont quelques unes seront précisées par la suite, sont liées à ce caractère partiel, et les dépasser rendrait indispensable une conception plus forte du sujet, laquelle n’est pourtant pas compatible avec la méthodologie intersubjectiviste dont Honneth a hérité d’Habermas. Ce que l’on veut montrer dans le présent travail est que s’acheminer, comme le fait Honneth, en direction d’un renforcement du potentiel critique de la théorie le conduit pourtant inévitablement vers une telle conception du sujet. En réalité, notre philosophe se donne beaucoup de peine pour rester dans le cadre d’une philosophie intersubjectiviste, là où le mouvement même de son argumentation pousserait à en sortir.

A partir d’un essai habermasien sur l’individuation par la socialisation, nous examinerons, dans un premier temps, la conception qu’a ce philosophe de l’émancipation en tant qu’autonomie et autoréalisation (1). Dans un deuxième temps, nous verrons la première réaction d’Honneth face au modèle de son maître : on parvient à l’émancipation par le biais d’un conflit social qui se fonde sur le plan affectivo-émotionnel en jeu dans le déni de reconnaissance (2). Mais les carences théoriques que l’on découvre autant chez Habermas que chez le Honneth de La lutte pour la reconnaissance, et qui sont toutes liées à la méthodologie qui fonde leur projet critique, se retrouveront dans les aménagements que la théorie de la reconnaissance subira après ce texte. En effet, dans cette dernière phase de sa pensée Honneth intègre une théorie des pulsions afin de renforcer sa théorie. Mais cette démarche, qui est constamment limitée par le choix méthodologique d’Honneth, mène nécessairement à faire un pas que ce dernier n’est pas disposé à faire. On ne peut prendre au sérieux la psychanalyse et rester fidèles à un paradigme intersubjectif fort tel que celui qui fonde la théorie de la reconnaissance de ce philosophe. La psychanalyse n’est pas compatible avec un modèle fortement intersubjectiviste ; l’intégrer implique selon nous l’abandon de ce modèle (3).

1. L’individuation comme émancipation. Les ressorts de l’évolution sociale chez Habermas : le « Je » de Mead n’est pas le « ça » de Freud.

Habermas voit l’identité du sujet, telle qu’elle est pensée dans le paradigme de la philosophie de la conscience, comme une identité réifiée : le sujet qui se rapporte à soi-même sur ce mode, le fait du point de vue de l’observateur (de l’extérieur, en se considérant comme s’il était un simple objet)[1]. Au contraire, la relation à soi que l’on peut établir sur la base d’une philosophie intersubjectiviste telle qu’elle peut se concevoir à partir de Mead, se présente d’une toute autre façon. En se rapportant à soi-même par l’intermédiaire d’une autre personne, d’un alter ego, le moi découvre un soi non réifié. On devient ce que l’on est et, surtout, on en prend conscience, à travers la médiation de l’autre, par la capacité spécifiquement humaine de se représenter en soi-même (grâce au fait que nos actions sont médiatisées par le langage) les réactions que ces actions suscitent chez l’autre.

L’objectif critique de Habermas est connu : en s’appropriant la théorie de Mead, il veut contrer la tendance de la sociologie à interpréter la modernité comme une époque où aucun processus d’émancipation sociale n’est à l’œuvre. Au début de l’époque moderne, l’effet corrosif des changements socio-économiques s’est fait sentir de manière de plus en plus marquée sur les relations sociales. La crainte qu’exprimaient les sociologues était bien réelle. A cause de la dissolution du lien social typique des sociétés traditionnelles, les sujets se trouvèrent dépaysés, sans repères. La multiplication objective des choix, si elle élargissait la liberté du sujet, lui imposait aussi la nécessité de choisir de façon autonome, sans l’assurance de la tradition, et impliquait les risques d’une pression accrue du poids du destin sur leurs vies. Se libérer des contraintes de la tradition pour être reconnu comme des acteurs biographiquement individués, se réaliser, tout cela ne semblait revêtir qu’un caractère illusoire. Cette libération ne se faisait-elle pas par l’accroissement de systèmes anonymes, fonctionnels à la reproduction sociale, tels que l’Etat, l’Administration, le Marché ? La multiplication des choix de vie, n’était-elle pas en quelque sorte subie par les sujets ? N’était-elle pas constituée sans la participation active de ces derniers ? Les changements survenus à cette époque ne seraient donc pas tant la marque d’une libération que d’une nouvelle dépendance, non plus par rapport aux normes de la tradition mais par rapport aux impératifs du marché et de la bureaucratisation grandissante.

Sans se refuser à interpréter les transformations sociales comme l’œuvre partielle de dynamiques fonctionnelles, Habermas ne veut pas renoncer à y voir aussi un processus émancipatoire. La multiplication des choix n’est pas simplement subie, la dissolution du lien social ne jette pas les sujets dans l’isolement total. Bien au contraire, elle élargit effectivement les marges de manœuvre nécessaires pour l’autonomie et l’autoréalisation des individus. C’est en ce sens que l’on peut parler d’émancipation : la transformation sociale à l’époque moderne n’a pas impliqué une simple singularisation de l’individu (son isolement). Elle a aussi ouvert la possibilité pour sa différenciation, (pour l’augmentation de son individuation, comprise comme capacité d’autonomie et d’autoréalisation).

Or, selon Habermas, c’est seulement à partir d’une philosophie intersubjective que l’on peut concevoir l’intégration sociale (socialisation) comme une individuation du sujet où celui-ci participe activement et librement aux choix qui, tout en déterminant sa biographie, déterminent aussi, en partie, les transformations sociales, en les soustrayant à l’emprise exclusive des processus systémiques. Selon lui, on ne peut contrer la prétention à l’exclusivité de ces derniers que si l’on quitte l’appareillage conceptuel de la philosophie de la conscience, lequel ne permet de considérer le sujet que sur le modèle moyens-fins de la Zweckrationalität, autrement dit, sur un mode réifié.

Pour atteindre ce but, Habermas reprend à son compte la théorie du pragmatiste américain G. H. Mead. Pour ce dernier[2], ce qui distingue les êtres humains des autres animaux est leur capacité à établir un rapport réfléchi à soi. Grâce au langage, l’être humain est à même de susciter en soi-même la même réponse qu’il suscite chez son interlocuteur. C’est par l’intériorisation de ces réponses et des rôles sociaux d’autrui, qu’un sujet devient un individu, c’est-à-dire un sujet capable d’instaurer un rapport réfléchi à soi. A partir de ce modèle, Mead explique l’évolution sociale en introduisant une instance psychique (qu’il appelle le « je ») censée dénoter l’action spontanée de l’individu avant qu’elle ne devienne consciente en tant que « moi ». Si le « je » désigne la poussée au changement, le « moi », quant à lui, désigne la conscience après-coup du « je », lequel est en soi inconnaissable. Le « je » ne devient conscient, en tant que « moi », que par l’interaction symboliquement médiatisée avec autrui. Mais dans quels sens la théorie de Mead permet à Habermas de surmonter le problème de la réification et contrecarrer ainsi les tendances à ne voir dans nos sociétés que des mécanismes systémiques de reproduction ?

Habermas veut d’abord, dans son article, distinguer plus précisément que ne le fait Mead la relation à soi épistémique de la relation à soi pratique. Par le passage du simple rapport de connaissance du sujet avec soi-même à la relation pratique d’un sujet agissant, à travers lequel ce ne sont pas les attentes cognitives d’alter qu’ego adopte, mais bien plutôt les attentes normatives, le rapport entre le « je » et le « moi » change. Dans le cas de l’agir pratique le « je » demeure bien entendu l’instance de la spontanéité de l’action, laquelle « se dérobe à la conscience » et n’est reconnue en tant que « moi » qu’une fois qu’elle a eu lieu,

Mais à la différence du « je » épistémique le « je » pratique développe un inconscient qui se manifeste de deux façons : à la fois comme poussée des impulsions soumises au contrôle, et comme source d’innovations qui font éclater et renouvellent les contrôles figés par la convention […] Le « je » apparaît, d’une part, comme la pression d’une nature pulsionnelle, antérieure à la socialisation, et, de l’autre, comme la poussée de l’imagination créatrice – ou encore comme l’incitation à la transformation novatrice d’une façon de voir[3].

L’interaction entre l’instance spontanée du « je » et le « moi » (qui représente, quant à lui, les normes de la communauté intériorisées par le sujet), constitue le moment émancipateur de la transformation sociale. Il faut toutefois ne pas confondre le « je » tel que Mead l’utilise et le « ça » de Freud, puisque dans l’originalité de cette interaction réside toute la force du modèle de Mead :

A première vue, le fait que Mead attribue ces forces inconscientes de la déviance spontanée à un « je » – et non, comme Freud, à un « ça » – parait contre intuitif, alors même qu’il comprend le soi du rapport pratique à soi – et donc l’identité de la personne et la conscience des devoirs concrets – comme le résultat anonyme d’interactions visant à socialiser les individus. L’irritation que suscite cette conception ne disparaît pas totalement, alors même que l’on se rend compte du fait qu’il ne s’agit pas là d’une façon de parler arbitraire, mais de la clé de toute son approche[4].

Habermas interprète l’interaction entre le « je » et le « moi » comme l’interaction entre la volonté collective subie passivement par le sujet qui intériorise des normes déjà présentes et la volonté individuelle qui ne parvient à elle-même que par le retour sur soi d’un sujet qui s’écarte de la volonté collective par la spontanéité du « je » ; cet écart, ce décalage entre la volonté individuelle et la volonté collective constitue la manière dont le sujet devient un individu en s’appropriant activement et de façon à chaque fois particulière ce qui est socialement constitué. Ainsi, comme l’explique Mead dans L’esprit, le soi et la société, chacun produit de petits changements au sein de la société, et les transformations que les « grands hommes » portent à terme par leur capacité à anticiper des situations sociales où les nouvelles attentes seront satisfaites, ne sont que l’accomplissement d’un horizon déjà constitué[5].

Et Habermas d’expliquer que dans les sociétés post-traditionnelles le processus d’individualisation – et donc d’émancipation – prend deux formes liées entre elles, celle de l’autodétermination (autonomie) et celle de la réalisation de soi, lesquelles, en termes plus classiques, constituent le domaine de la morale et de l’éthique. D’une part, nous le disions, les sujets se trouvent de plus en plus poussés à prendre des décisions morales, en autonomie, de l’autre, ils sont appelés à projeter et à s’expliquer leur propre vie individuellement. Lors d’un conflit moral, le sujet se pose bien contre la communauté présente, mais il n’est jamais isolé contre elle. Au contraire, il ne peut contrer cette communauté qu’en atteignant un niveau d’abstraction plus élevé, en se figurant une communauté idéale élargie (présente ou future). Habermas comprend l’appel de Mead à cette communauté comme un appel à se tourner vers les conditions de communication « contrefactuelles et orientées vers l’avenir, d’une discussion universelle » à laquelle s’adresser.

De même, le sujet qui veut s’assurer non pas de sa propre autonomie mais de son être biographiquement individué, unique, ne le peut qu’en s’adressant à une telle communauté élargie. « Dans ce cas, je n’ai pas besoin qu’il [l’« autrui » qu’elle représente] approuve mes jugements, mais qu’il reconnaisse ma prétention inconditionnelle à être unique et irremplaçable »[6]. Dans les deux cas, il s’agit donc de cet « aspect idéalisant », sans lequel je ne peux me comprendre ni comme un être autonome ni comme un être biographiquement individué. De cette manière, par référence à une communauté universelle de discussion, éthique et morale s’entrecroisent : « C’est seulement la référence à une forme de société projetée qui permet de prendre au sérieux la biographie de chacun en tant que principe d’individuation, c’est-à-dire de la considérer comme si elle était le produit de ses décisions responsables »[7], d’une volonté libre.

Or, avec le passage, qu’on a effectué, de la relation à soi épistémique à la relation à soi pratique, le rapport entre le « je » et le « moi » s’inverse :

En effet, jusqu’ici le « moi » devait rejoindre de manière non objectivante un « je » qui agissait spontanément tout en se dérobant à l’appréhension directe, à travers les actes médiateurs d’une connaissance de soi ou d’un effort pour s’assurer de sa propre identité. C’est maintenant le « je » lui-même qui est invité à créer par anticipation des relations interactives avec un ensemble de destinataires dont le point de vue lui permet de revenir à lui-même et de s’assurer de sa propre identité en tant que volonté autonome et en tant qu’être individué [nous soulignons]. Le « moi » qui suit en quelque sorte le « je » n’est plus ici rendu possible par une relation interactive préalable. Le « je » projette lui-même ce contexte d’interaction qui rend possible la reconstruction au niveau supérieur d’une identité conventionnelle précédemment brisée. La contrainte qui impose une telle reconstruction résulte des processus de différenciation sociale. Car ceux-ci engendrent une généralisation des valeurs et, notamment dans le système juridique, une généralisation des normes qui demande aux individus socialisés des efforts particuliers. La responsabilité qu’il faut assumer afin de prendre de telles décisions requiert une identité de l’ego d’un type non conventionnel. Bien que celle-ci ne puisse être constituée que socialement, il n’existe encore aucune formation sociale qui, de quelque façon que ce soit, lui corresponde. Ce paradoxe trouve sa résolution dans la dimension temporelle[8].

Comme nous le voyons, c’est ici au « je » que revient un rôle créatif tout à fait différent de la spontanéité qu’il désigne dans le rapport à soi épistémique : le rôle de concevoir les interactions de la communauté universelle de destinataires qui lui permettent de se percevoir comme sujet autonome et individué. De quelle manière cette créativité est-elle conçue ? Habermas repense le modèle Meadien dans les termes de la pragmatique universelle. La créativité du « je » doit alors être comprise comme celle du « je » de la première personne du singulier dans son attitude illocutoire ou performative. On retrouve ici la distinction entre rapport à soi épistémique et rapport à soi pratique, sous la forme d’une différence entre la double structure, performative ou propositionnelle du discours[9] : la relation à autrui est toujours requise, mais ce n’est que dans l’acte illocutoire du « je » qu’on établit un « rapport pratique à soi au sens étroit ».

Habermas veut souligner que c’est seulement dans l’acte illocutoire que le « je » n’est pas utilisé pour établir une relation autoréférentielle à soi, comme c’est le cas lorsque je m’identifie face à un interlocuteur ou encore lorsque je lui présente mon propre vécu[10]. Le locuteur ne peut s’interpréter « comme volonté libre » que quand il se perçoit dans son attitude performative. De même, il ne peut se comprendre comme un sujet biographiquement individué qu’à travers l’utilisation performative du « je » de la première personne du singulier. C’est donc dans « l’agir orienté vers l’entente » que le sujet peut « être reconnu, à la fois en tant que volonté autonome et en tant qu’être individué », même si ce sont le contexte et la « situation de l’action » qui déterminent les chances qu’ont les sujets de se percevoir comme des êtres autonomes et réalisés, et souvent les potentialités recélées dans l’emploi performatif du « je » restent implicites ou sont neutralisées[11].

On le voit, Habermas réinterprète la question de l’individualisation à partir de sa théorie de l’agir communicationnel. A la différence de Mead, qui ne considère que l’aspect unilatéralement progressif du processus d’individualisation, il remarque que les choses ne se passent pas de façon aussi simple, ce processus n’étant pas linéaire et sans fracture. Au contraire, les contraintes systémiques tendent à se substituer à la capacité des sujets à établir un véritable dialogue visant l’entente. Ces contraintes, liées notamment au marché du travail et à l’administration, font que le poids de la multiplication des choix imposés par le haut retombe sur un sujet qui y réagit de façon réifiée, sur le mode d’une « rationalité en vue d’une fin » (Zweckrationalität). De cette manière, ce qui pouvait être une véritable individuation du sujet ne se réalise que comme simple singularisation. Tandis que celle-ci résulte de l’agir stratégique de sujets isolés, égocentrés, la réalisation de celle-là n’est possible que par l’agir réfléchi de sujets qui se comprennent en tant que membres d’une communauté « de communication » universelle :

Dans l’agir communicationnel, l’imputation de l’autodétermination et de la réalisation de soi conserve un sens rigoureusement intersubjectif : celui qui juge et agit moralement est en droit d’attendre l’approbation d’une communauté de communication illimitée ; celui qui se réalise à travers une biographie assumée de façon responsable est en droit d’attendre de la reconnaissance de cette communauté. Corrélativement, mon identité – la vision que j’ai de moi-même en tant qu’être individué et agissant de façon autonome – ne peut jamais se stabiliser si je ne suis pas reconnu en tant que personne constitué de cette manière, et en tant que cette personne-ci. Dans les conditions de l’agir stratégique, le soi de l’autodétermination et de la réalisation de soi sort du cadre des relations intersubjectives. Celui qui agit de manière stratégique ne puise plus dans un monde vécu intersubjectivement partagé ; devenu lui-même pour ainsi dire un sujet acosmique, il fait face au monde objectif et ne prend ses décisions qu’en fonction de ses préférences subjectives. Ce faisant, il n’éprouve pas le besoin d’être reconnu par autrui. L’autonomie se change alors en liberté arbitraire, et l’individuation du sujet socialisé, en l’isolement d’un sujet libéré de tout lien et qui se possède lui-même[12].

Autrement dit, celui qui agit de manière stratégique agit de manière réifiée. La tâche qui incombe à chacun est de s’engager dans la constitution d’une véritable individuation post conventionnelle, la seule qui puisse constituer un nouveau type d’intégration sociale, apte à la société contemporaine, afin que la tendance au développement hypertrophique des contraintes systémique soit contrecarrée et que l’émancipation, au sens de l’autonomie et de l’autoréalisation, ne soit pas qu’une simple illusion. Habermas a voulu prouver que l’agir actif et autoréflexif qui permettrait la constitution d’une véritable identité post conventionnelle, individuée, autonome et socialisée à la fois, est bien réel ; que si l’on ne regarde pas le processus d’individuation des sujets sous l’angle exclusif de la Zweckrationalität, nous sommes alors à même de le décrire comme tel, et non pas comme la singularisation d’un sujet isolé, assujetti au nouveau type systémique d’intégration sociale.

2. L’individuation comme émancipation. Les ressorts de l’évolution sociale chez Honneth : un improbable Mead freudien.

– Habermas et Honneth, deux modèles.

La théorie d’Habermas doit être défendue contre le scepticisme contemporain à l’égard de la catégorie de l’émancipation. Pourtant, ceux qui, n’étant pas sceptiques, pensent que la théorie doit s’engager davantage dans la pratique, ne pourront que remarquer le prix payé pour maintenir une prétention à l’universalité. La croix de la philosophie d’Habermas a été depuis toujours la perte de la nature, interne aussi bien qu’externe. Pour ne pas succomber aux accusations de relativisme, il est nécessaire de fonder la théorie sur une anthropologie la plus économe possible[13], qui est, dans le cas de Habermas, celle qui définit les règles de l’entente langagière.

En passant de la théorie des intérêts de la connaissance à la théorie de l’agir communicationnel, l’émancipation a coïncidé de plus en plus avec la capacité qu’a la discussion publique d’empêcher, grâce aux porosités qu’ont les structures démocratiques de nos sociétés à son égard, aux sous-systèmes de « rationalité en vue d’une fin » (Zweckrationalität) de s’enfermer sur eux-mêmes. Négativement, l’émancipation n’est en fin de compte, chez Habermas, que la capacité à résister à l’empiètement du système sur le monde vécu par le biais de l’exercice d’une opposition citoyenne dans la sphère publique (une opposition à travers laquelle les individus cherchent à rendre perméables les procédures de formation de la volonté publique à leur revendications[14]). En revanche, positivement, en tant que projection d’un nouveau concret, l’émancipation disparaît de la critique, et avec elle disparaît le sujet en tant qu’être concret.

La créativité que requiert l’émancipation est la créativité du « je de la première personne du singulier » qui, dans l’emploi performatif de la langue, recherche l’entente. Toutefois, cette notion reste générique. D’où viennent ses contenus ? Certes les individus puisent dans leur monde vécu, dans le quotidien, le matériel de leur discussion. Mais ce matériel est laissé indéterminé au niveau de la théorie. Ce dont elle se préoccupe n’est que la base normative de l’entente. Ce qui est en jeu, ce sont les interactions futures. Autrement dit, les formes dans et par lesquelles se constitueront l’autonomie et l’autoréalisation des individus. Mais de quoi seront-elles faites ? Comment s’articuleront leurs contenus ? Ne risque-t-on pas de n’avoir que des formes vides ? Ne risque-t-on pas, encore, qu’à ces formes ne succède pas une réelle articulation de ce qui fait l’autonomie et l’autodétermination ? La théorie d’Habermas n’est pas à même de rendre compte des chemins par lesquels se forment de nouvelles manières d’agir et de penser. Projeter quelque chose de nouveau, cela signifie pour lui constituer et institutionnaliser les règles qui permettront une meilleure entente mutuelle. « Aux yeux des individus, écrit Habermas, le processus par lequel leur monde vécu s’émancipe des traditions est d’abord une différenciation, vécue comme un destin, entre des situations diversifiées et des attentes de comportement en conflit les unes avec les autres, et leur imposant des nouveaux efforts de coordination et d’intégration »[15]. Les individus ne doivent pas laisser aux seules forces systémiques la création des règles de cette « coordination et [cette] intégration », s’ils veulent véritablement s’individualiser et non seulement se « singulariser », s’isoler les uns des autres. Ils doivent créer un nouveau type d’intégration sociale qui limite leur passivité dans la participation au monde qui change, un type d’intégration qui puisse « être conçu comme l’effort des individus eux-mêmes ». Pour que ce soit possible, il faut que « les structures d’une communication modifiée [nous soulignons] », non pas les contenus, soient anticipées[16].

Au choix théorique de ne pas rendre compte des contenus correspond, au niveau de la théorie sociale, la limitation du domaine des pathologies sociales à l’empiètement du système sur le monde vécu dans un premier temps (Théorie de l’agir communicationnel), et au simple dysfonctionnement des procédures, dans un second temps. La théorie d’Habermas ne s’intéresse plus aux pathologies (aliénation, réification, ou toute sorte de régression collective), mais aux problèmes concernant le mauvais fonctionnement des procédures qui doivent gérer la formation publique de la volonté ; elle ne conteste plus l’idéologie mais les entraves à l’entente qui permettraient de la contraster[17]. Il en résulte que, d’une part, le rôle de la théorie en tant que Théorie critique tend à devenir très mince, tandis que, d’autre part, les sujets, avec leurs potentialités créatives et destructives, tendent à disparaître de la scène. On se retrouve face à une critique normativement fondée et précise, qui s’applique au fonctionnement des institutions démocratiques et qui, certes, reste liée au monde vécu (Lebenswelt), mais qui n’est plus capable de devenir une critique des pathologies sociales visant l’émancipation au sens fort, telle qu’elle était encore concevable, de façon malheureusement trop générique et certainement aujourd’hui utopique au sens négatif du terme, pour  la première génération de l’école de Francfort.

Face à cette approche, la philosophie d’Honneth nous semble constituer une avancée importante dans la direction d’un renforcement de la critique. Les sujets entrent à nouveau sur la scène de l’évolution sociale en tant qu’individus en lutte. De plus, si dans un premier temps cette dernière n’est conçue que comme une lutte extérieure, par laquelle les individus méprisés peuvent atteindre un degré supérieur d’autonomie et d’autoréalisation, dans un deuxième temps la lutte se prolonge jusqu’à s’enraciner à un niveau psychique, rendant par là l’instance négative de la critique plus forte et davantage ancrée dans le corps (compris comme corps psychique, tel que la psychanalyse peut l’expliquer). De même, la capacité de la théorie à saisir les pathologies du social, qui est circonscrite dans la Lutte pour la reconnaissance à l’entrave ponctuelle de l’action sociale, s’étend à bien d’autres pathologies et cela de façon systématique. Aujourd’hui, la théorie de la reconnaissance d’Honneth est à même de faire revivre, dans le contexte d’une critique exigeante qu’est celui de l’« école de Francfort », un concept fort de pathologie et une critique directe de l’idéologie et des paradoxes que comporte l’individuation à l’époque du capitalisme contemporain.

Ainsi, tout en gardant les atouts de la philosophie d’Habermas quant à la bonne fondation normative et à la précision de la critique, la théorie d’Honneth, d’une part, approfondit et renforce le potentiel de diagnostic des pathologies sociales et, d’autre part, tente de donner un rôle important à l’individu en tant que protagoniste du progrès social (en tant qu’il y participe par le biais d’une lutte et non par un processus anonyme de rationalisation du mode vécu). Honneth parvient à ces résultats par la réintroduction, au niveau théorique, du conflit : d’abord, comme nous l’avons remarqué, du conflit extérieur, ensuite, d’un conflit ancré dans le psychique qui se fonde, nous le verrons, sur la notion psychanalytique de « symbiose brisée ». Nous voudrions soutenir que cela n’aurait pas été possible sans l’apport de la psychanalyse. On ne peut repenser la critique au sens d’une correction des faiblesses de la théorie de l’agir communicationnel que si l’on renforce sa fondation par l’appareillage conceptuel de la psychanalyse. Mais Honneth, qui pourtant accomplit ce pas vers un renforcement de la théorie, reste à mi-chemin : il ne l’intègre qu’au prix de son intersubjectivisation, ce qui lui permet de maintenir son propos de faire de la reconnaissance le seul fondement de l’évolution sociale. Notre hypothèse est que l’intégration de la psychanalyse, même sous la forme d’une théorie de la relation d’objet, pousse par elle-même la théorie à sortir d’un intersubjectivisme sans concession : elle est incompatible avec le projet d’Honneth, lequel présuppose un tel intersubjectivisme.

En d’autres termes, la théorie de la reconnaissance telle qu’elle était développée dans la Lutte pour la reconnaissance, reste trop faible et incomplète par rapport aux exigences dont Honneth lui-même charge la Théorie critique[18], mais la stratégie qu’il développe ensuite pour atteindre l’objectif d’un renouveau de cette théorie le pousse, malgré ses efforts, à sortir du paradigme intersubjectiviste qui est à la base de son projet. Le fait qu’il y reste attaché constitue, selon nous, une certaine inconséquence dans l’œuvre de ce philosophe. Nous parcourons ces développements suivant la piste tracée par l’application du mécanisme de l’individuation par la socialisation en tant que moyen pour donner un contenu plus concret au binôme création/destruction, qui est pour nous la clé pour analyser l’évolution sociale (créativité) à partir de la critique des pathologies (destructivité) et du potentiel émancipatoire qu’elles peuvent recéler. Nous partirons de La lutte pour la reconnaissance, pour ensuite nous arrêter sur les développements successifs de la théorie de la reconnaissance.

– Le rôle du « je » et le projet d’une « société future ».

La notion de « lutte » est centrale chez Honneth. Tout comme Habermas, ce dernier fait du processus d’individuation par socialisation décrit par Mead l’élément central de sa théorie. Grâce à ce concept, dans La lutte pour la reconnaissance Honneth renouvelle l’idée, qu’il tire du jeune Hegel, d’expliquer le lien social à travers des relations de reconnaissance mutuelle. Cependant, à la différence d’Habermas, il met l’accent sur des relations réciproques qui permettent de mettre en relief le caractère conflictuel immanent au social. L’avantage de cette interprétation est alors qu’on peut montrer le processus d’émancipation sociale comme le résultat d’une lutte ; on ne peut atteindre un nouveau degré dans l’individuation qu’à travers un combat concret, lequel peut prendre la forme non violente d’une discussion médiatisée par les symboles, mais aussi la forme violente d’une lutte physique, laquelle est en principe justifiée si l’infraction des normes définissant la reconnaissance mutuelle est perçue comme grave par les sujets concernés[19].

De même qu’Habermas cherchait dans le « je » de Mead l’instance qui pousse à constituer, en passant par la référence à une communauté universelle de discussion, une véritable individuation, de même Honneth y cherche l’instance qui permet de dépasser, par le biais d’une lutte, le niveau déjà atteint de reconnaissance mutuelle en direction d’un degré majeur d’individuation, au sens de l’autonomie (le droit) et de l’autoréalisation (la solidarité) – au sens de l’émancipation.

Or, comme l’a remarqué à juste titre Habermas, la théorie de Mead puise sa force dans le fait même qu’il n’est pas possible de superposer le « je » de Mead et le « ça » de Freud[20]. Par conséquent, en dépit de ses avantages, la théorie d’Honneth retombe sous le coup des mêmes critiques qu’on a pu adresser à Habermas quant à sa capacité à rendre compte de la créativité humaine. Tandis qu’Habermas tâche d’expliquer la créativité par la capacité du « je » de la première personne du singulier à instaurer un dialogue visant l’entente, sans pouvoir en fin de compte nous dire d’où surgissent ses contenus, Honneth semble glisser sur ce problème, en renvoyant à une comparaison générique entre le « je » et le « ça » :

La spontanéité pratique qui imprègne nos actes quotidiens a son origine dans les opérations d’un « je » qui, comme dans la relation cognitive à soi, constitue une force inconsciente opposée au « moi ». Tandis que celui-ci recueille les normes sociales par lesquelles un sujet contrôle son comportement conformément aux attentes sociales, le premier ressemble toutes les pulsions profondes que traduisent ses réactions spontanées aux sollicitations sociales. Mais le « je » qui intervient dans la formation de l’identité pratique n’est, pas plus que le « je » de la connaissance de soi, une instance qui se laisse directement appréhender comme telle. Car nous ne pouvons connaître, de ce qui nous détermine dans nos actes spontanés, que ce qui se signale comme écart par rapport aux schémas de comportement normativement établis. Ce n’est donc pas sans de bonnes raisons que le concept de « je », tel qu’il apparaît dans L’Esprit, le Soi et la Société, garde toujours quelque chose d’imprécis et d’ambigu. Il caractérise l’expérience soudaine d’une montée des pulsions intérieures, dont on ne peut déterminer si elles proviennent de la nature instinctuelle et présociale, de l’imagination créatrice ou de la sensibilité morale du soi [nous soulignons]. Par ce concept Mead entend […] attirer l’attention sur un réservoir d’énergies psychiques qui dotent chaque sujet d’une pluralité non exploitée d’identités possibles[21].

Pourtant, les conséquences diffèrent selon que l’on parle de pulsions ancrées dans la strate présociale, d’une « imagination créatrice » ou d’une sensibilité morale (sociale, socialisée) du soi. D’où vient cette énergie psychique constituant un « réservoir » ? Par le biais de quels processus se transforme-t-elle ? Tout d’abord, voyons brièvement comment Honneth interprète Mead dans le sens de la théorie de la reconnaissance. Qu’un sujet soit capable d’endosser le rôle d’autrui, cela signifie pour Honneth qu’il reconnaît autrui et qu’il est à son tour reconnu. Par le biais de ce mécanisme de reconnaissance mutuelle, qui permet de s’approprier des attentes normatives qui structurent une société donnée, le sujet devient un individu, forme son identité morale. En formant l’identité du sujet par l’intériorisation du rôle d’autrui, la reconnaissance est aussi, pour ainsi dire, le ciment du lien social. L’idée est, on s’en souvient, que lorsqu’ils se sentent méprisés, quand la reconnaissance qu’ils pensent devoir légitimement recevoir leur est niée, les sujets sont en principe capables, une fois que leurs efforts sont collectivisés, de déclencher une lutte pour être reconnus, laquelle doit viser ou bien un élargissement des droits, ou bien de l’estime réciproque. Dans les termes que nous avons utilisés jusqu’à présent, il devrait y avoir à la fin de cette lutte une augmentation de l’individuation du sujet socialisé au sens d’un niveau accru d’autonomie et d’autoréalisation.

Toutefois, on ne doit pas penser ces luttes comme des phénomènes soudains et arbitraires. Comme chez Mead, même s’il peut y avoir quelqu’un qui, par sa capacité à interpréter les idées du temps présent et à les réaliser, est capable de mener à bien de tels élargissements des espaces d’individuation, il faut présupposer que ces idées sont déjà là, que plusieurs individus sont déjàréceptifs à leur égard. Honneth se concentre bien plus qu’Habermas sur le côté conflictuel du progrès social et met à jour comment, pour Mead, tout individu est poussé, lors d’une tension entre le « moi » (l’instance qui représente les normes sociales dans le sujet), et le « je » (sa spontanéité), à projeter, par le biais même de cette tension, la communauté élargie où trouveront satisfaction les demandes d’une individuation supérieure.

Cette friction interne entre le « je » et le « moi » préfigure pour Mead le conflit qui doit selon lui pouvoir expliquer tant le développement moral des individus que celui des sociétés : le « moi » incarne, en lieu et place de la collectivité, les normes conventionnelles, dont le sujet doit constamment essayer de relâcher l’emprise, afin de donner une expression sociale à l’impulsivité et à la créativité de son « je ». Mead introduit dans la relation pratique à soi une tension entre la volonté générale intériorisée et les exigences de l’individuation, tension qui doit déboucher sur un conflit moral entre le sujet et son environnement social ; pour concrétiser en actes les exigences internes du sujet, il est en principe nécessaire d’agir en accord avec tous les autres membres de la société, car c’est leur volonté commune qui, sous la forme d’une norme intériorisée, contrôle les actes du sujet. C’est l’existence du « je » qui oblige le sujet, dans l’intérêt du « moi », à s’engager en faveur de nouvelles formes de reconnaissance sociale[22].

Comme, pour continuer à « agir en accord avec tous les autres membres de la société » ou, en d’autres termes, pour ne pas sortir des relations de reconnaissance intersubjective, lesquelles garantissent l’unité du sujet, son identité, il faut présupposer une communauté idéale à qui ce sujet puisse se référer, une « opération d’idéalisation » est nécessaire qui projette les nouvelles relations de reconnaissance mutuelle auxquelles la communauté à venir devra assentir. C’est une opération par laquelle ce qui se réalisera par la lutte entre groupes sociaux est préparé par les idéalisations qui suivent, en tant que conséquence, les conflits « moraux » de tout un chacun, les conflits qui opposent l’individu aux « normes rigides » de son monde social :

A chaque période de l’histoire, les percées individuelles visant à élargir les rapports de reconnaissance se ressemblent en un nouveau système d’exigences normatives, et la succession de ces systèmes pousse constamment l’ensemble du développement social dans le sens d’une individuation croissante. Même après de réelles réformes sociales, les sujets ne peuvent défendre les exigences de leur « je » qu’en anticipant derechef une communauté qui leur accorderait de plus larges espaces de liberté ; il en résulte une chaîne historique d’idéaux normatifs qui pointe en direction d’un accroissement de l’autonomie personnelle[23].

A la différence d’Habermas, ce n’est pas l’entente langagière qui constitue l’horizon auquel l’on se réfère, mais la reconnaissance mutuelle. Au lieu d’être réinterprétées du point de vue de la pragmatique universelle, les instances du « je » et du « moi » sont interprétées sous l’angle d’une lutte qui les oppose radicalement et qui met en cause jusqu’à l’équilibre psychique et physique du sujet[24].

La relation immanente entre reconnaissance et individuation permet en effet de mettre en lumière le caractère vulnérable des êtres humains. Comme ils ne peuvent pas se passer de la reconnaissance d’autrui s’ils veulent préserver un rapport positif à soi, une identité intègre, le déni de reconnaissance assume un caractère insupportable qui les pousse à réagir. Les sentiments de honte, de rage et de colère suivant le mépris social qui surgit quand le moi empêche au « je » de se réaliser, fournissent pour ainsi dire la base matérielle, affective, énergétique, pour cette réaction. Ainsi, le sujet est appelé à jouer un rôle plus important que chez Habermas. Le côté émotionnel, corporel, a maintenant une fonction immanente. Quand les expériences de mépris touchent non seulement quelques individus isolés mais aussi des groupes sociaux plus nombreux, il se peut que les revendications dues aux sujets assument le caractère collectif et politique d’un combat pour la reconnaissance.

Toutefois, comment la société future, dans laquelle les demandes d’une reconnaissance renouvelée et plus exigeante sont envisagées, peut-elle prendre forme ? Quels sont les mécanismes qui expliquent l’idéalisation d’une nouvelle articulation de la reconnaissance mutuelle ? Malgré le progrès que fait Honneth grâce au rôle majeur que joue le sujet dans sa théorie, on est forcé d’apporter un jugement plus prudent par rapport à la créativité. Honneth se sert de Dewey pour donner du relief à une idée que l’on peut retrouver, moins thématisée, chez Mead, l’idée selon laquelle quand on trouve des obstacles à la réalisation de nos intentions, c’est le but même de nos actions qui se clarifie. Les sentiments de honte, de colère et de rage peuvent informer le sujet intéressé sur sa propre condition sociale, ils peuvent lui donner les informations cognitives concernant le déni de reconnaissance, les normes qui ont été violées.

Certes, la possibilité que l’on prenne conscience du contenu cognitif du déni de reconnaissance ne va pas de soi. On peut penser, par exemple, à des mécanismes compensatoires ou idéologiques qui entravent cette prise de conscience. Mais en principe, celle-ci est possible :

A travers de telles réactions de honte, l’expérience du mépris peut fournir le motif déterminant d’une lutte pour la reconnaissance. L’individu, en effet, ne parvient à se libérer de la tension affective provoquée en lui par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité. Mais ce qui permet à cette nouvelle praxis de prendre la forme d’une résistance politique, c’est le potentiel de discernement moral qui constitue le contenu cognitif de ces sentiments négatifs. C’est seulement parce que les sujets ne peuvent réagir sur un mode affectivement neutre aux blessures sociales comme la violence physique, la privation de droits et l’atteinte à la dignité humaine que les modèles normatifs de la reconnaissance mutuelle ont quelque chance de se réaliser au sein du vécu collectif. Toutes les émotions négatives suscitées par l’expérience du mépris des exigences de reconnaissance comportent en effet la possibilité que le sujet concerné prenne conscience de l’injustice qui lui est faite, et y trouve un motif de résistance politique[25].

Dans ces explications on ne va cependant pas au-delà du binôme blessure psychique/prise de conscience cognitive. Si ce binôme est d’une importance capitale, rien ne nous est dit sur les processus psychiques qui créent effectivement de nouvelles relations de reconnaissance en leur donnant des contenus. Si l’on peut prendre conscience des normes qui ont été méprisées, quid des nouvelles normes qui devraient les substituer et qui devraient dépasser, si on veut croire au concept d’émancipation, le niveau déjà atteint par les relations stratifiées de reconnaissance mutuelle ? Comment se forme ce « surplus » qui devrait déterminer une évolution sociale ? Peut-on en dire davantage sur les matériaux utilisés et les directions qu’il empruntera ?

L’évolution sociale a une dimension émancipatrice (au sens de l’autonomie et de l’autoréalisation) ; par un processus de socialisation, les sujets s’individualisent : une poussée énergétique extérieure, le « je », constituant leur inquiétude, les amène, dans des conditions favorables, à se faire reconnaître toujours plus de dimensions de leur identité. Or que savons-nous de celles-ci ? Les critères à l’aune desquels on pourra juger de l’évolution sociale restent très abstraits[26]. L’évolution dans l’individuation du sujet dépend de la reconnaissance d’une détermination ultérieure de son identité, de laquelle pourtant on ne sait rien. Quelles seraient ou devraient être les nouvelles dimensions de l’identité à reconnaître ?

On comprend bien la crainte de relativisme qui pousse Honneth à la prudence. Mais les pratiques conflictuelles de transformation sociale – aujourd’hui, par exemple, les critiques contre le néolibéralisme et les critiques écologistes – peuvent indiquer des directions pratiques et receler des contenus suffisamment déterminés et universels pour que l’on puisse envisager de les prendre en compte théoriquement[27], sans trop céder à un relativisme extrême. Honneth reste donc plus proche d’Habermas que ce qui nous est apparu au premier moment. Tout comme chez ce dernier, ce dont la théorie de la reconnaissance se préoccupe ce ne sont que les formes dans et par lesquelles l’autonomie et l’autoréalisation des individus seront possibles. Tout comme chez lui, il y a une forte limitation en ce qui concerne le diagnostic des pathologies sociales : certes, il ne s’agit plus du simple dysfonctionnement procédural, c’est au contraire de l’action conflictuelle que l’on parle. Mais la seule pathologie que l’on est à même de saisir est celle de l’entrave ponctuelle de l’action, alors que la blessure du rapport positif à soi qu’elle entraîne ne semble que très indirectement s’interpréter au sens de l’aliénation ou de la réification, là où ces genres de pathologies demanderaient une intégration plus substantielle du sujet dans la théorie.

La théorie de la reconnaissance réussit – c’était l’un de ses buts – à contrer le fonctionnalisme habermasien, la réification que la théorie de l’agir communicationnel comporte entre système et monde vécu[28] : ceux-ci sont en effet médiatisés par le conflit social. Mais ce dernier demeure chez Honneth purement extérieur (il exclut la prise en compte de la dimension intrapsychique) et, bien qu’il donne une place plus concrète à l’individu en tant que protagoniste du développement social, il n’est pas en mesure d’apporter de nouveaux éléments sur la question de la créativité. Habermas est en réalité plus conséquent : il affirme explicitement que le « je » de Mead est incompatible avec le « ça » de Freud. Par conséquent, il peut ensuite interpréter le « je » sous l’angle de la pragmatique universelle : le « je » projette de nouvelles « relations interactives », non pas des contenus ; il anticipe un niveau supérieur d’interaction, non pas les sujets que ces interactions comporteront.

3. Prendre au sérieux la conflictualité intrapsychique. L’incompatibilité de la psychanalyse avec la conception dialogique et intersubjective du psychisme.

– Faire différent pour faire la même chose. Le « ça » de Freud est le « je » de Mead.

En réalité, l’emploi de la psychanalyse pourrait remédier aux déficits que nous avons essayé de mettre au jour. Dans une phase ultérieure de sa théorie, Honneth, afin de contrer le cognitivisme de Mead, procède à son intégration[29], laquelle s’avèrera bientôt fructueuse. Honneth est maintenant à même, à la différence de Habermas, de désigner avec justesse les processus pathologiques de développement social – les processus qui entravent l’individuation du sujet – qu’on peut reconduire à une relation de reconnaissance intersubjective repensée du point de vue des théories de la relation d’objet. Le centre de la théorie se déplace de l’interaction cognitive par laquelle un individu assume le rôle d’un autre individu, à l’interaction affective par laquelle il se met « dans la peau de l’autre ». En ce sens, il ne s’agit pas seulement d’assomption du rôle : dans la relation intersubjective les individus sont mutuellement affectés au niveau émotionnel.

Dès lors, Honneth peut interpréter comme pathologique toute situation sociale comportant une régression symbiotique négative, c’est-à-dire une régression qui, en accord avec la théorie de Winnicott, au lieu de servir à redonner vigueur à l’individuation du sujet – à sa capacité d’agir en autonomie et visant son autoréalisation – l’assujettit à l’autre, qu’il soit un partenaire ou le chef charismatique d’un Etat plus ou moins autoritaire[30]. Associée aux recherches sur le développement du nourrisson, dont Honneth fait un large usage, elle lui permettra d’élargir encore le spectre des pathologies à des phénomènes tels que l’invisibilité sociale que doivent subir des groupes sociaux marginaux ou encore la réification dans des situations d’extrême crise comme les guerres, ou d’extrême violence comme l’exploitation de la prostitution, la torture, le viol, le trafic des êtres humains[31].

Cela dit, il nous semble que l’usage que fait Honneth de la psychanalyse réduit son potentiel critique sous plusieurs aspects. L’un des plus importants est celui que nous avons mis au jour chez Habermas : l’absence d’une explication des processus créatifs, support théorique à une attention moins formelle aux pratiques de transformation sociale, est patent. De même que ce dernier, dans l’essai que nous avons analysé, ne nous dit rien à propos de comment il faut comprendre la créativité du « je » de la première personne du singulier, qui instaure un dialogue réfléchi renvoyant à la communauté universelle des êtres humains, de même Honneth ne nous indique pas comment doit être comprise la créativité d’un sujet qui projette de nouvelles relations de reconnaissance, en dépit du fait que l’adoption de la théorie de la relation d’objet lui offre une position peut-être privilégiée à cet égard. Ce qui demeure inexpliqué renvoie à la question suivante : comment faut-il entendre la constitution des perspectives où une véritable individuation du sujet devient possible, non seulement quant à sa forme, mais quant à ses contenus ? Nous soutiendrons que l’intégration de l’appareillage conceptuel de la psychanalyse opérée par Honneth amoindrit la force critique de la théorie par rapport au potentiel qu’elle pourrait dégager. Nous avançons l’hypothèse que, d’une part, une telle intégration est forcée si l’on ne revoit pas les fondements mêmes de la théorie et que, d’autre part, comme nous l’avons suggéré, c’est cette même théorie, une fois qu’elle a intégré la psychanalyse, qui pousse à la redéfinition de ses propres fondements.

Notre philosophe connaît bien les potentialités qu’a la psychanalyse dans le projet de la théorie critique[32]. Toutefois, pour la rendre compatible avec son projet, il ne l’intègre qu’au prix de son intersubjectivisation. Or, nous pouvons nous demander : est-il possible de prendre au sérieux la psychanalyse, ne fût-il que dans la forme d’une théorie de la relation d’objet, et de demeurer dans un cadre intersubjectif fort ? Cela pose problème[33]. Honneth ne dépasse jamais le niveau des dimensions socialisées de la vie (psychique), les seules qui soient parfaitement compatibles avec une théorie intersubjective. Cependant, si l’on intègre une théorie des pulsions, ce genre d’intersubjectivisme, propre à sa théorie de la reconnaissance, se trouve menacé. Honneth en est conscient et, en procédant à cette intégration, il est contraint de la reconduire à un schéma intersubjectif, en attribuant aux pulsions un caractère dérivé et en neutralisant leur action destructrice : elles ne servent plus qu’à organiser le dialogue intrapsychique par l’intériorisation de schémas d’interaction intersubjective. A leur base, se trouve la relation symbiotique propre aux théories de la relation d’objet, interprétée selon le modèle de la reconnaissance mutuelle. Cette stratégie nous pousse à soutenir que la tentative d’intégrer la psychanalyse n’est pas compatible avec son modèle. C’est ce que nous tentons de montrer en partant d’un texte essentiel : Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne.

Après avoir montré la compatibilité entre la théorie de Mead et celle de Winnicott à l’égard du processus d’individuation de l’enfant, lequel est considéré dans les deux cas comme l’intériorisation progressive de schémas d’interaction extérieurs, Honneth emprunte au psychanalyste Hans Löwald une théorie des pulsions compatible avec ce que l’appropriation de Winnicott apporte de nouveau à la théorie, à savoir l’hypothèse d’un état fusionnel initial, laquelle permet à Honneth de concevoir les relations de reconnaissance mutuelle dans une perspective qui doit moins au cognitivisme de Mead. Le but d’une telle intégration est de replacer dans ce contexte différent, où ces relations sont pensées sur un plan affectif, le « je » de Mead, l’instance à qui l’on doit le véritable ressort de l’individuation et de la dynamique sociale[34].

Comment faut-il entendre cette instance ? La constitution du psychisme humain doit être comprise, selon Honneth, comme l’organisation progressive d’un résidu archaïque d’énergie psychique en un dialogue intrapsychique. Au début du développement du nourrisson, « il ne peut encore être question de « pulsions » au sens terminologique », puisqu’à ce stade nous devons nous représenter le psychisme individuel comme :

Une activité pulsionnelle totalement dénuée de direction et de structure ; le potentiel pulsionnel de l’être humain, compris comme le condensé de ses besoins et de ses impulsions organiques, n’est pas encore associé à des objets spécifiques, et ne cherche donc qu’à établir à l’aveuglette un échange actif avec le monde extérieur[35].

Pour que l’on puisse parler de pulsions, il faut présupposer la formation de la « trace mnésique » d’une satisfaction préalable, ce qui ne peut advenir que du moment où, grâce à la sollicitude de la mère (ou de la personne de référence), l’on commence à dépasser le stade de l’indifférenciation symbiotique. De ceci, Honneth tire la conclusion qu’il ne peut y avoir, « à ce stade », de sentiments « d’une réalité extérieure », lesquels ne surviendraient qu’une fois que, grâce à la « mère suffisamment bonne », l’état symbiotique est enfreint et une distance par rapport à la réalité est gagnée.

Il faut alors se représenter la formation du psychisme humain de la façon suivante : par la sollicitude de la personne de référence, l’on passe d’une phase symbiotique où les impulsions organiques du nourrisson sont indéterminées (n’ont pas de but), à une phase où la symbiose se rompt et des pulsions se forment grâce à la distance qui permet une interaction (avec la personne de référence) porteuse de satisfaction. Ce qui, de cette manière, est intériorisé comme trace mnésique, c’est un premier schéma d’interaction ; dès lors, la formation du psychisme se produit par l’intériorisation progressive de schémas d’interaction extérieure, lesquels forment un réseau d’instances communicant entre elles de manière « quasi-dialogique » :

A partir de cette phase de symbiose, il [Löwald] décrit le processus d’individuation comme un mouvement de différenciation d’une vie pulsionnelle d’abord monolithique, qui se subdivise progressivement en différentes instances représentant chacune l’intériorisation d’un certain schéma d’interaction dans les rapports du nourrisson avec son environnement. L’intuition centrale est que l’enfant parvient à développer un espace de communication intrapsychique dans la mesure où il intériorise des schémas typiques d’interaction avec ses principaux partenaires et les érige en instances grâce à l’énergie pulsionnelles libérée entre-temps. On aboutit ainsi à l’idée générale que la psyché de l’adulte forme un réseau interactionnel d’instances, dans lequel des éléments de l’énergie pulsionnelle ont pris, par des processus d’intériorisation, une forme organisée[36].

Ainsi, la rupture de la symbiose rend disponible l’énergie psychique qui permet d’intérioriser progressivement les modèles d’interaction des personnes de référence. Cette rupture, en d’autres termes, libère l’énergie psychique qui, comme un « réservoir » inépuisable, pousse à intégrer toujours plus d’interactions et à les organiser en un dialogue intrapsychique.

Face à la découverte oppressante du fait que la personne de référence s’affranchit de lui, l’enfant voit s’effondrer l’illusion d’une fusion intégrale avec l’objet, de sorte que des parties de l’énergie pulsionnelle doivent désormais être consacrées à organiser les opérations cognitives qui pourront servir à établir un échange intersubjectif […] Des parties de l’énergie psychique sont utilisées pour instaurer des unités capables d’organiser la vie intérieure du sujet, et qui peuvent être comprises comme le résultat de l’intériorisation de schémas d’interaction rencontrés dans le monde extérieur. Dans ce processus de différenciation, qui fait d’abord surgir le « moi » puis le « surmoi » comme des cristallisations de l’énergie pulsionnelle, le « ça » demeure comme un reste archaïque qui, par rapport aux autres instances, n’a été que faiblement intégré et organisé[37].

Dès lors, l’autonomie du sujet est comprise comme sa capacité à instaurer un « dialogue intérieur », lequel « complète le monde vécu de la communication intersubjective », un dialogue dont il sera d’autant plus capable « qu’il accepte de s’abandonner temporairement à des expériences qui effacent les limites du moi et lui permettent de retomber en deçà des différenciations intrapsychiques auxquelles il est parvenu à ce moment-là »[38]. Un reste d’énergie psychique archaïque garantit au sujet, même si c’est au prix d’un retour momentané à un état fusionnel, d’avancer dans la capacité à instaurer un dialogue intérieur de plus en plus riche – d’avancer dans le degré d’individuation.

Ainsi, avec cet essai, Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne, Honneth replace sur le plan des relations affectives le schéma qu’il avait tiré de Mead dans son livre de 1992. Les sujets se socialisent grâce aux relations affectives qu’ils arrivent à instaurer avec les personnes de leur entourage, grâce à leur capacité, pour ainsi dire, à se mettre dans la peau de l’autre et, dans leur socialisation, ils s’individualisent, grâce à un reste d’énergie psychique qui pousse, à travers l’intériorisation, à chaque fois subjectivement différenciée, de schémas extérieurs d’interaction, à dépasser toujours à nouveau le niveau déjà atteint dans le degré d’individuation. L’intégration de la psychanalyse, sous la forme d’une théorie de la relation d’objet (Winnicott) d’abord, sous celle d’une théorie des pulsions (Löwald) ensuite, a donc servi à Honneth à repenser l’idée centrale de La lutte pour la reconnaissance à un niveau plus profond, davantage ancré dans le corps et dans son côté émotionnel.

Cependant, avec cette intégration Honneth se limite à reformuler à un autre niveau l’idée développée dans La lutte pour la reconnaissance, tout en la laissant inchangée quant à sa forme. Ce faisant, il ne fait que déplacer le problème que nous avions rencontré : il interprète la dynamique pulsionnelle comme l’interaction dialogique entre instances psychiques socialisées (puisqu’elles dérivent de l’intériorisation des schémas d’interaction extérieure) et laisse en dehors un « réservoir » d’énergie psychique – le « je » de Mead – qui pousse vers l’émancipation (au sens, encore, de l’individuation comprise comme autonomie et autoréalisation). C’est pourquoi, il peut encore une fois, dix ans après La lutte pour la reconnaissance, penser ce « je » et le « ça » de Freud comme deux instances interchangeables[39]. Ainsi, d’une part, on a une situation psychique complètement socialisée et dépourvue de conflit (parce que les schémas d’interaction intersubjective, qui donnent naissance aux pulsions dès qu’ils sont intériorisés, assument, dans le psychisme, la forme d’un dialogue) et, d’autre part, une instance a-socialisée aussi générique et indéterminée que celle du « je » de Mead.

Pourtant, s’il est vrai que « les opérations du moi ou les fonctions du surmoi ne doivent pas être comprises comme des forces opposées aux pulsions, mais comme leur mise en œuvre coordonnée »[40], ceci ne vaut, du point de vue de Freud, que dans un cas idéal. Idéal, au sens où, selon ce dernier, il n’y a pas de solution de continuité entre le normal et le pathologique, ce qui signifie qu’on ne pourra jamais complètement dépasser le conflit psychique (entre les pulsions et entre celles-ci et le moi). C’est ce genre de conflit qui peut nous fournir la base pour penser, par le biais d’un concept adéquat de sublimation ou d’imagination créatrice, les contenus des nouvelles formes de reconnaissance que déterminent les luttes entre groupes sociaux. Mais Honneth se limite à complémenter Habermas, quand il fait des interactions intrapsychiques un dialogue : à l’interaction communicationnelle correspond l’interaction intrapsychique ; dans les deux cas, non seulement le conflit s’estompe, mais les individus ne peuvent projeter que ce qu’ils intériorisent : des « relations interactives », des « schémas d’interaction intersubjective ». Que ce soit sous la forme de l’entente communicationnelle ou sous celle de la reconnaissance mutuelle, et bien que dans cette dernière on donne une place importante aux relations émotionnelles, on ne sait rien sur les contenus que ces « schémas d’interaction » devront et pourront avoir pour qu’on puisse donner un sens concret au concept d’émancipation.

Certes, avec l’intégration de la psychanalyse (dans la forme d’une théorie de la relation d’objet) Honneth a doté sa théorie d’importants instruments critiques : il n’aurait pas pu la repenser sous l’angle d’une théorie de la rationalité qui, compatible avec les ambitions critiques de l’école de Francfort, lui a permis le diagnostic de pathologies du social telles que la réification ou l’« invisibilité » sociale, s’il ne s’était pas risqué à franchir ce pas. Mais en opérant cette intégration il est contraint à ne concevoir le psychisme humain que comme l’arène d’un dialogue, ce qui n’est pourtant pas compatible avec l’approche psychanalytique, celle-ci résistant à son interprétation en tant que complément de la communication interpersonnelle. Il en résulte la diminution du potentiel critique que la psychanalyse pourrait mettre à disposition de la Théorie critique.

Bien qu’Honneth s’efforce de faire d’une identification symbiotique le point de départ génétique de la constitution intersubjective du sujet (identification symbiotique qu’il appelle « reconnaissance élémentaire » et qu’il comprend comme une sorte d’intersubjectivisme primaire), il ne peut se passer de concevoir le « ça » comme un point extérieur au « moi », quoique dérivé de ce genre particulier de reconnaissance. Comme le « je » de Mead, le « ça » est conçu en deçà du véritable rapport intersubjectif – il est compris comme l’instance qui pousse au-delà du degré déjà atteint par la socialisation. Comment pouvoir, dès lors, soutenir une position d’intersubjectivisme fort, sinon en le vidant de toute détermination ? A quoi bon introduire le « ça » de la théorie psychanalytique si ensuite on ne lui fait jouer que le rôle du « je » de Mead ? En réalité, son introduction implique la nécessité de tenir compte d’une dynamique intrapsychique conflictuelle qui se superpose mal avec la conception du psychisme dialogique tel que Honneth le conçoit. Certes Honneth peut soutenir que la conflictualité demeure, au sens de Winnicott, comme un fruit de la rupture de l’union symbiotique. Non seulement l’enfant, mais aussi l’adulte sa vie durant devra faire face, avec l’aide des « objets transitionnels », à l’impossibilité de la reconstituer. Mais Winnicott lui-même n’ignore pas le caractère partiellement inné de la conflictualité psychique, et considère les pulsions, avec tout leur pouvoir destructeur, ce qui menace le plus le bon rapport à soi et les conditions essentielles à la créativité[41].

Toutefois, même s’il était possible d’affirmer que la psychanalyse était compatible avec une notion pacifiée du psychisme, avec la stratégie de Honneth il demeurerait difficile de comprendre de quelle manière l’identité du sujet pourrait avoir de nouveaux contenus qui soient évaluables sous l’angle de l’individuation et de l’évolution sociale. D’où vient et quels parcours suit le matériau à la fois subjectif et universalisable de l’individuation ? En quoi consisteront l’autonomie et l’autoréalisation en gestation dans nos sociétés ? Quels nouveaux buts esthétiques, théoriques, moraux suivra l’individuation ? Quels nouveaux contenus les trois sphères de la reconnaissance (amour, droit, solidarité) permettront d’identifier ? Pourquoi la lutte sociale devrait amener à un surplus d’individuation et non pas à la simple réinstauration de la reconnaissance qui avait été niée ?

En outre, sans vouloir se risquer à reconstruire, interpréter et proposer les nouveaux contenus qui pourraient bien être en gestation dans les pratiques et les demandes implicites de changement des acteurs sociaux, sans essayer de mettre au jour les anticipations concrètes qui sont en préparation dans la pratique et leur valeur normative, sans s’engager plus par rapport à leur constitution, la théorie devra attendre que la pratique dévoile elle-même ces nouvelles relations de reconnaissance et leur contenus, pour pouvoir critiquer les entraves à leur réalisation. A quoi servirait une critique, par exemple, de l’idéologie, s’il faut attendre l’accomplissement des transformations sociales en cours pour voir si effectivement ou non il s’agissait d’une relation de reconnaissance idéologique[42] ?

De plus, la force de la Théorie critique est réduite parce qu’avec la possibilité de considérer la destructivité et la créativité comme deux phénomènes s’enracinant dans la même dynamique psychique conflictuelle, elle se dérobe de la possibilité de saisir plus en profondeur – en faisant intervenir tout ce qui, dans la psychanalyse, échappe à l’intersubjectivisation pour s’enraciner dans le corps – les nombreuses facettes de la destructivité humaine. Comment rendre compte de cette dernière, si les pulsions ne servent plus qu’à instaurer un dialogue intrapsychique ? Comment parler de création (émancipation) et de destruction (régression) – deux aptitudes qui ont besoin d’un objet sur lequel s’exercer – si tout ce à quoi on a affaire n’est que l’intériorisation ou la projection d’un schéma d’interaction interpersonnelle ?

Bien que la théorie d’Honneth, ne se limitant pas aux règles implicites de l’entente langagière, soit, sous plusieurs aspects, plus proche des pratiques conscientes des sujets (ou capables de le devenir) et qu’elle puisse comprendre le social comme le lieu d’un conflit ; bien qu’elle vienne à nouveau à parler des pathologies sociales, des pratiques de domination courante ainsi que des violences extrêmes au-delà du fonctionnalisme habermasien, elle n’est pas aussi agressive que le contexte contemporain le requerrait. D’une part, elle ne peut pas suggérer aux pratiques les demandes implicites de transformation sociale dans leur dimension concrète, puisqu’elle n’a pas le moyen de les saisir sinon dans leur forme abstraite. Il est vrai que, ce faisant, elle réussit à maintenir la neutralité par rapport à une prise de position plus substantielle[43]. Mais on peut trouver dans les pratiques de protestation contre la tournure qu’a pris le capitalisme contemporain, ou encore sur la question écologique, des besoins de réalisation plus déterminés, qui demandent selon nous à être prises en compte d’un point de vue théorique. D’autre part, les pathologies sociales dont la théorie de la reconnaissance arrive à rendre compte gagneraient à véritablement réintégrer les conflits psychiques tel que le demanderait l’appareillage conceptuel de la psychanalyse, avec sa mise en relief du côté irrationnel, narcissique, agressif, pulsionnel (en ce que cela a de destructif). Sublimé, ce caractère humain irait constituer les contenus de l’émancipation, renforçant ainsi le potentiel critique de la théorie.

Ce que nous avons essayé de montrer c’est que l’introduction de l’appareillage conceptuel de la psychanalyse dans la Théorie critique, implique la nécessité de dépasser la méthodologie intersubjectiviste pour prendre au sérieux la conflictualité intrapsychique. Cela permettrait de mieux rendre compte aussi bien des contenus de l’individuation (émancipation en tant qu’autonomie et autoréalisation), que des régressions sociales (dans les termes d’un manque d’autonomie et d’autoréalisation ainsi que des violences qui peuvent s’y lier) et d’augmenter ainsi doublement le potentiel critique de la théorie. Sans une telle démarche, la conflictualité, qui pourtant existe chez Honneth, ne pourra que demeurer un élément extérieur ou faible, et les faiblesses que nous avons tenté de mettre au jour le pendant de l’absence du poids théorique des processus créatifs. Mais assumer complètement les conséquences d’une telle introduction et dépasser l’intersubjectivisme risque de compromettre les propos mêmes de son projet. C’est pourquoi, en intégrant la psychanalyse, Axel Honneth efface systématiquement tout ce qui menace ses bases méthodologiques. Ainsi, d’un côté, l’individuation du sujet, tout comme chez Habermas, semble destinée à rester vide, alors que, de l’autre, la théorie finit par passer à côté de dimensions critiques importantes.


[1] J. Habermas, « L’individualisation par la socialisation. La théorie de la subjectivité de G. H. Mead », in La pensée postmétaphysique, Armand Colin, Paris, 2003, p. 211.

[2] Voir G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, PUF, Paris, 2006.

[3] Ibid., cit. p. 219-220

[4] Ibid., cit. p. 220.

[5] Cf., G. H. Mead, L’esprit, le soi et la société, cit., p. 273 et sq.

[6] J. Habermas, « L’individualisation par la socialisation.», La pensée postmétaphysique, cit. p. 226.

[7] Ibid., cit. p. 226.

[8] Ibid., cit. p. 227-228.

[9] Sur la double structure du discours voir J. Habermas, « De la pragmatique universelle », in Logique des sciences sociales et d’autres essais, PUF, Paris, 1987, p. 329-411.

[10] J. Habermas, « L’individualisation par la socialisation », in La pensée postmétaphysique, cit., p. 230. « La fonction du « je » employé de manière performative est une fonction d’acte illocutoire, quels qu’ils soient. L’expression se réfère ici au locuteur tel qu’il est en train de réaliser un acte illocutoire et tel qu’il rencontre une deuxième personne en tant qu’alter ego. Dans cette position vis-à-vis d’une deuxième personne, ce locuteur ne peut se référer à lui-même en tant que locuteur que dans la mesure où il adopte le point de vue d’un autre, en se percevant soit comme l’alter ego d’un vis-à-vis soit comme la deuxième personne d’une deuxième personne. La signification performative du « je », c’est donc le « moi » de Mead qui doit pouvoir accompagner tous mes actes de parole », p. 229-230. Dans l’acte illocutoire, le « je » établit une relation réflexive à soi-même.

[11] Ibid., cit. p. 233.

[12] Ibid., cit. p. 232-233.

[13] Cf. A. Honneth, « Les pathologies du social », in La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Edition établie par Olivier Voirol, La Découverte, Paris, 2006, p. 85-100.

[14] A ce sujet, voir Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard, Paris, 1997.

[15] J- Habermas, « L’individualisation par la socialisation », in La pensée postméthaphysique, cit., p. 236.

[16] Ibid., p. 238 et 241.

[17] Voir Stéphane Haber, « L’école de Francfort », in Les philosophes et la science, Gallimard, Paris, 2002, p. 915.

[18] Voir « Une pathologie sociale de la raison », in La société du mépris, cit.

[19] Cf. La lutte pour la reconnaissance, Cerf, Paris, 2007 ,p 194 : La théorie de la reconnaissance « présente une position neutre relativement aux distinctions traditionnelles d’une théorie sociologique du conflit. Interpréter ainsi une lutte à partir d’expériences morales [l’expérience du déni de reconnaissance, M. A.], en effet, n’implique aucune décision théorique préalable quant au caractère violent ou non violent de la résistance ; c’est à la description empirique de dire si le groupes sociaux recourent aux moyens pratiques de la force matérielle, symbolique ou passive, pour exprimer et dénoncer publiquement le mépris et les offenses typiques dont ils se sentent victimes ». Voir aussi Jean-Philippe Deranty, « Injustice, violence and social struggle. The Critical Potential of Axel Honneth’s Theory of recognition », in Rundell J., Petherbridge D., Bryant J., Hewitt J., Smith J., (dir) Contemporary Perspectives in Social Philosophy, Leiden : Brill, 2004.

[20] Joel Whitebook soutient avec de bons arguments l’incompatibilité entre intersubjectivisme et psychanalyse et l’impossibilité de superposer le « je » et le « ça » dans « Wechselseitige Anerkennung und die Arbeit des Negativen », in Psyché. Zeitschrift fur psychanalyse und ihre anwendungen, Werner Bohleber, 2001, n. 8, pp. 755-789.

[21] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, cit., p. 99.

[22] Ibid., p. 100.

[23] Ibid., p. 102.

[24] Voir le chapitre 6 de La lutte pour la reconnaissance.

[25] Ibid., p. 169.

[26] Il s’agit de l’individuation (reconnaissance de nouvelles dimensions de l’identité du sujet) et de l’inclusion (toujours plus d’individus à qui ces dimensions sont reconnues). Cf., N. Fraser, A. Honneth, Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische Kontroverse, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2003 : « Ergeben sich zwei Kriterien, die zusammengenommen die Rede von einem Fortschritt in den Anerkennungsverhältnissen rechtfertigen können: Wir haben es auf der einen Seite mit einem Prozess Individualisierung zu tun, also der Steigerung von Chancen der legitimen Artikulation von Persönlichkeitsanteilen, auf der anderen Seite mit einem Prozess der sozialen Inklusion, also der wachsenden Einbeziehung von Subjekten in den Kreis der vollwertigen Gesellschaftsmitglieder », in Nancy Fraser, Axel Honneth, Umverteilung oder Anerkennung ? Eine politisch-philosophische Kontroverse, Suhrkamp, 2003, p. 218. Voir aussi La lutte pour la reconnaissance, p. 104; 143-144, mais dans ce livre il n’est pas clair que ces deux critères sont valables pour les trois sphères puisque qu’Honneth ne les décrit que par rapport au droit.

[27] Emmanuel Renault soutient que la théorie de la reconnaissance n’est pas aussi abstraite que Honneth le prétend. Au contraire, les luttes pour la reconnaissance expriment des objectifs politiques concrets dont la théorie doit tenir compte. Voir, E. Renault, Mépris social : Ethique et politique social de la reconnaissance, Ed. Du Passant, 2004, p. 68-69 : « On ne peut que se retrouver en désaccord avec Axel Honneth lorsqu’il considère que les conditions sociales d’une satisfaction de la reconnaissance peuvent faire l’objet d’interprétations opposées et que c’est aux luttes sociales seules d’en décider. Les normes de la reconnaissance ne sont pas des formes vides. Elles sont porteuses d’un ensemble d’exigences qui sont certes formelles dans la mesure où elles peuvent être interprétées de différentes manières, mais qui son néanmoins assez déterminées pour conduire à une position politique clairement identifiable. Dans une situation où les institutions économiques sont productrices d’inégalités de toute sorte, ces normes sont porteuses de l’exigence d’un droit social et d’un droit du travail conquérants qui, par eux-mêmes, sont incompatibles avec le libéralisme et supposent bien plutôt une citoyenneté élargie et une subordination de l’autonomie privée à l’autonomie publique. En outre, dans la mesure où le marché ne peut satisfaire par lui-même ni les conditions de la confiance en soi (exclusion), ni celle du respect de soi et de l’estime de soi (précarisation du travail), les normes de la reconnaissance sont porteuses de l’exigence d’un contrôle social de l’organisation économique qui peut, certes, prendre différentes formes (et pas nécessairement une substitution du plan au marché), mais qui définit sans ambiguïté un projet socialiste ».

[28] Cf., les derniers trois chapitres d’A. Honneth, Kritik der Macht. Reflexionsstufen einer kritischen Gesellschafttheorie, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1985, cit.

[29] A. Honneth « Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne », in La société du mépris, cit.

[30] Voir A. Honneth « Angst und Politik. Stärken und Schwächen von Franz Neumanns Pathologiendiagnose », in Pathologien der Vernunft. Geschichte und Gegenwart der Kritischen Theorie, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2007, p. 180-191.

[31] Voir d’A. Honneth : « Invisibilité », in La société du mépris, cit. ; La réification. Petit traité de Théorie critique, Gallimard, Paris, 2007, et « Réification, connaissance, reconnaissance : quelques malentendus » in Esprit, n. 346, juillet 2008, p. 96-107.

[32] Voir A. Honneth Das Werk der Negativität. Eine Psychoanalytische Revision der Anerkennungstheorie, in Bohleber, Werner und Drews, Sibylle (Ed.) Die Gegenwart der Psychoanalyse – Die Psychoanalyse der Gegenwart. Stuttgart : Klett-Cotta, 2001, p. 238-245.

[33] Voir J. Whitebook, « Wechselseitige Anerkennung », in Psyché, cit.

[34] Nous résumons ici les traits principaux de sa démarche : Honneth tente de dépasser le cognitivisme de Mead en superposant sa théorie aux théories de Winnicott et de Löwald, et en montrant à chaque fois qu’elles sont compatibles avec la théorie du premier mais qu’elles y ajoutent des éléments déterminants. Ainsi, pour Honneth, les trois théoriciens a) pensent que la psyché de l’enfant se constitue par l’intériorisation de schémas de communication externe que l’enfant apprend à partir de la personne de référence primaire, b) s’accordent sur le fait que ce processus d’intériorisation des relations de communication externes produit, en même temps, la socialisation et l’individuation du sujet, c) considèrent que « le véritable ressort de l’individuation » réside en une instance psychique, le « je » de Mead et le « ça » de Freud, qui sont toutes deux décrites comme « un reliquat peu organisé dans le processus d’intériorisation » (cf., « Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne », in La société du mépris, cit., p. 336). A la différence de Mead, cependant, Winnicott permet à Honneth de poser à la base de tout développement du sujet un état de symbiose, qu’il interprète comme une reconnaissance mutuelle et qu’il utilise afin de contrer le cognitivisme meadien, tandis que Löwald lui permet, en plus, d’intégrer ce modèle avec une théorie des pulsions où le ça ne serait qu’une entité indéterminée préposée à la formation dialogique du psychisme. Voir « Théorie de la relation d’objet et identité postmoderne », in Ibid. (Löwald permet à Honneth d’interpréter « l’organisation de la psyché tout entière comme un processus de structuration d’un potentiel pulsionnel excédentaire », p. 341)

[35] Ibid., p 342.

[36] Ibid., p. 343.

[37] Ibid., p. 344.

[38] Ibid., p. 345.

[39] Cf., ibid. p. 336 : « Mead comme Winnicott engagent des spéculations quant à la possibilité d’instaurer une relation de type dialogique avec son propre inconscient ou son « je » ». Une idée, celle « que l’instauration d’un espace de communication intrapsychique ménage une instance – le « je » ou le « ça » – qui garde la forme d’un reste non organisé et pour ainsi dire privé de structure », (p. 342) que Honneth a voulu justement approfondir avec Löwald.

[40] Ibid., p. 344.

[41] Pour Winnicott, « sans aucun doute l’agressivité innée est variable au sens quantitatif, de même que tout autre facteur héréditaire est variable selon les individus ». Il ajoute simplement que, à côté, « il y a des grandes variations dépendants des différences des expériences faites par les nouveaux-nés selon qu’ils sont ou ne sont pas aidés durant cette phase très difficile. Les variations dans ce domaine sont, dit Winnicott, effectivement immenses », Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1975, p. 174. De plus, pour ce psychanalyste, « l’excitation corporelle dans les zones érogènes ne cesse de menacer le jeu et du même coup menace le sentiment qu’à l’enfant d’exister en tant que personne. Les pulsions constituent la plus grande menace pour le jeu et pour le moi. Dans la séduction, un agent extérieur quelconque exploite les pulsions de l’enfant, favorise chez lui l’annihilation du sentiment qu’il a d’exister en tant qu’unité autonome et par là rend le jeu impossible », p. 106. Une approche psychanalytique, même s’il s’agit d’une théorie de la relation d’objet, oblige à faire les comptes avec le caractère destructif des pulsions.

[42] Voir Honneth « La reconnaissance comme idéologie », in La société du mépris, cit. Pour Honneth, on ne peut pas juger une relation de reconnaissance idéologique avant que les dispositions matérielles (par exemple au niveau du droit, des institutions, des modes de comportement…) qui devraient suivre aux propositions institutionnelles d’un nouveau mode de se reconnaître ne soient prises. Parfois, ce qui semble initialement une idéologie, ne l’est que parce qu’il faut tout simplement du temps pour voir si les conditions concrètes existent afin que les individus puissent véritablement s’y identifier. Voir p. 273 et 267. Nous n’ignorons pas les risques que court celui qui tente d’interpréter plus concrètement les pathologies et les enjeux des protestations : la mécompréhension des pratiques d’une part, l’élitisme de l’autre. De ce point de vue Honneth reste, pour de bonnes raisons, très prudent. Face au contexte politique et social actuel il faut cependant essayer à renforcer la critique, sans trop céder à ces risques : peut-on se rapprocher des contenus tout en gardant une faible marge d’erreur ? D’une part, la théorie risque de demeurer à bien des égards trop abstraite (même si bien fondée), d’autre part, elle risque de perdre son caractère universellement contraignant et, même si elle arrive à saisir des contenus normatifs, de se relativiser ou, pire, de devenir utopique au sens négatif (irréaliste) du terme, voire dogmatique.

[43] Les dernières pages de La lutte pour la reconnaissance esquissent une éthique formelle de la reconnaissance qui laisse indéterminé de quelle façon les combats sociaux doivent se dérouler dans la pratique, quelles fins ils devrons viser et quels moyens serons utilisés pour les atteindre : décider si les revendications des acteurs sociaux irons « plutôt en direction d’un républicanisme politique, d’un ascétisme écologique ou d’un existentialisme collectif », si elles pointerons « des transformations d’ordre socio-économique », ou bien si elles seront « compatibles avec les conditions d’existence d’une société capitaliste » – ce genre de décisions n’appartiennent pas à la théorie, mais aux « luttes sociales ». La lutte pour la reconnaissance, cit., p. 214.

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