Embarras du besoin, puissance des besoins

Jean-Claude Bourdin

 

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Au début de La théorie des besoins chez Marx, Agnès Heller relève que si le concept de besoin est le concept de base des trois découvertes de Marx (Force de travail, Plus value. et Valeur d’usage), il entre dans la définition des concepts mais n’est jamais défini1. On peut étendre cette remarque à tout un courant de théories du social et de la politique. Tout se passe comme si les besoins étaient un fait, un donné empirique, universel et nécessaire dont il n’est pas possible de faire l’économie dès qu’il est question de la vie commune des individus, de leurs rapports, du degré de leur intégration ou des causes de leurs conflits. Ce fait conçu spontanément comme naturel a valeur de base de la théorie. Il n’est pas rare qu’une fois mentionnés, ils disparaissent des constructions théoriques, comme si le membre de la société civile ou le citoyen de l’État ne mangeaient plus.

Il est étrange de constater que chez la plupart des philosophes de la société et de la politique, l’existence des besoins est à peine mentionnée pour être ensuite ignorée, comme si les hommes mangent, boivent, se vêtissent bien une fois pour qu’il n’en soit plus question après. L’homme est un être de besoins puisqu’il est un vivant, ces besoins entraînent un certain nombre de conséquences, ils peuvent même être considérés comme l’ultime condition de la vie sociale mise en évidence régressivement, mais ils n’interviennent plus dans l’analyse. À juste titre d’ailleurs on met l’accent sur les rapports sociaux, sur les institutions, sur le thème du pouvoir, de la souveraineté, etc., donc celui de la volonté, on s’intéresse aux passions et aux intérêts (les rapports de la « société civile » et de l’État, du commerce et de la vertu). Mais rares sont ceux qui ont compris que loin de n’être qu’une présupposition naturelle physiologique de la vie et de la société, les besoins ont une vie propre qui mérite d’être étudiée. Platon, Hegel, Marx, après quelques philosophes des Lumières, Lévinas2 l’ont analysée à la fois comme « infrastructure » présente, enfouie, et agissante de façon permanente, impérieuse, régulière, répétitive, lassante, jusqu’à apparaître au premier plan dans les pathologies de la société et des individus aliénés.

Ce travail s’engage dans cet examen avec la triple intention de donner un concept « positif » des besoins, en-deçà du bien et du mal, de les « désontologiser », de faire se dissoudre la substantialité qu’on leur reconnaît et de soulever quelques difficultés dont celle de leur fétichisation. Avant d’en arriver là, il convient de faire quelques remarques touchant le statut épistémologique des besoins auquel nous venons de faire allusion.

I. Les besoins en dernière instance

Il est difficile, voire impossible d’échapper à la notion de besoin. Les besoins se rencontrent dans l’ensemble de la sphère sociale, dans les discours et les actes politiques, ils irriguent les analyses les plus diverses et se prêtent à un usage métaphorique sans limite : tout peut relever d’un besoin. S’il est inévitable de se rapporter aux besoins, c’est que la notion a une puissance explicative considérable, et couplée avec celle de la « génétique » et de la « culture » elle embrasse la totalité des comportements individuels et collectifs. Lorsque l’opinion courante et savante utilise sans trop de distance ces trois notions (besoins, gènes, culture) elle cherche une base solide, substantielle pour ses explications : c’est peut-être une façon de redonner à la vieille idée de « nature humaine » un regain d’intérêt, au sein d’un monde dit postmoderne et d’une « société liquide » (Zygmunt Bauman). Pour en rester aux besoins, leur vertu explicative est de l’ordre de la « dernière instance » naturelle (sur un modèle physiologique) ou naturaliste. Tout revient à des besoins, rien ne leur échappe, tout peut être interprété comme l’expression de besoins, ou d’un besoin. Cette omniprésence signifierait l’enracinement de nos existences et de nos institutions dans la vie de nos corps et de nos esprits, les besoins assurant en quelque sorte la relève de la « glande pinéale » cartésienne pour nouer l’âme et le corps. Les notions de besoins et de vie s’appellent réciproquement et font système avec celles d’instinct, de pulsions, d’appétit, de désir, de compulsion, d’addiction.

Mais dire que la notion de besoin fonctionne comme une explication en dernière instance pose sans doute autant de difficultés qu’en posait la « dernière instance » par les rapports de production et de propriété selon Engels. En effet, une fois déterminée comme base ou socle de toute existence, la réduction à la dernière instance ne peut signifier une réduction naturaliste de tout aux besoins. Il faut donc distinguer deux réductions. L’une consiste à poser que les besoins sont la présupposition universelle de toute histoire : présupposition à fonction épistémologique dans le cadre d’une pensée matérialiste. Elle fonctionne, si l’on veut, de haut en bas. La seconde, revient à soupçonner que partout s’expriment des besoins cachés ou patents. Dans ce sens l’explication fonctionne de bas en haut dans un sens causal. Le premier usage est celui des conditions de possibilité, le second de la relation causale Mais il est douteux qu’elle soit aussi pertinente que dans l’autre sens, car elle revient à répéter cette vérité vide que « les besoins sont partout », que tout relève de besoins ou d’un besoin. C’est peut-être pour éviter cette impasse que toutes les théories philosophiques du social ont considéré que la dernière instance des besoins est insuffisante et qu’elle doit être relayée par d’autres déterminations. Mais alors les besoins chassés par une porte, réapparaissent par la fenêtre des « passions psycho-politiques » (Sloterdijk).

II. Avec Platon et les besoins

Remarquablement Platon offre deux explications du dépassement du niveau des besoins dans l’engendrement de la cité. Le mythe de Prométhée, tel que rapporté par Protagoras dans le dialogue éponyme (Protagoras, 320c – 322d), a pour fonction de montrer que la vie en cité ne peut reposer sur la seule technologie manipulée par les hommes à des fins de survie : il est nécessaire qu’ils possèdent deux vertus (la justice et la pudeur) qui rendent possible la société, la communauté politique. Satisfaire les besoins vitaux par le recours à des outils est condition de survie d’une espèce privée d’organes-outils comme les animaux en possèdent. Or comme la diversité des outils correspond à la diversité des besoins humains, les instruments donnent naissance à une division technique du travail que les Anciens ont très tôt comprise comme source de rivalités et de conflits3. Survivre en assurant la satisfaction des besoins se heurte à la condition de cette satisfaction : la division des besoins et donc des intérsdes artisans une division technn: stisfaction;u niveau des besoins dans l’es instruments donnent naissance à une division technêts des artisans.

L’autre schéma est plus complet car il repose sur une analyse explicite des besoins et des désirs. Dans La République (369 b – 374 b) pour construire l’image de la cité véritable, « en bonne santé », que nous voulons, il faut partir des désirs engendrés par les besoins. Platon construit alors une séquence que l’on retrouvera jusqu’à Marx dans L’idéologie allemande. La mention des besoins est suivie immédiatement de la division des tâches, étant donné que « chacun de nous se trouve non pas auto-suffisant mais porteur de beaucoup de besoins » (269b). Chaque métier implique le besoin d’autres métiers pour son exercice et de là apparaissent de nouveaux besoins. L’éventualité d’une vie frugale, même adoucie par des « plats cuisinés », quoique désirable, est rejetée, car elle serait « une cité de porcs » qu’on engraisse. La séquence est menée jusqu’à une cité du « luxe », « atteinte de fièvre » (373d-e), qui ressemble à la nôtre. La mention de la fièvre a des raisons qui tiennent au rôle du paradigme médical utilisé par Platon pour parler de la justice et de l’injustice dans l’âme et dans une cité. Cela ne nous intéresse pas ici. En revanche, nous pouvons retenir que, considérés concrètement, les besoins humains se donnent sur le registre de la diversité, de la nouveauté et de l’écart en excès, par rapport à un état naturellement mesuré de satisfaction et de plaisirs. Cet écart en excès est permanent, entretenu par cela même qu’il qualifie, les besoins entraînant « une acquisition illimitée de richesses, en transgressant la borne de ce qui est nécessaire » (373e). Sociaux, les besoins donnés en excès, font vivre une cité dans l’excès également entraînant la nécessité de s’étendre et de là la guerre. Qui à son tour engendre de nouveaux besoins et ainsi de suite…

Que retirer de ce bref rappel ? Nous rencontrons chez Platon le premier exposé d’une théorie des besoins et des désirs qui souligne leur prolifération dynamique fondamentale : pas de besoins sans nouveauté, diversification, multiplication, parallèlement à la division technique du travail qui devient division sociale. On souligne souvent le fait de la dépendance des besoins par rapport à la nature et de l’appartenance de l’homme à la nature. Mais leur dépendance par rapport aux autres est encore plus fondamentale. Personne n’éprouve des besoins dans une solitude monadique pour se tourner dans un deuxième temps vers autrui. La manifestation des besoins est d’emblée sociale, ce qui constitue sa première tension interne : en effet, le désir de l’objet de satisfaction du besoin est, comme l’a noté Platon, indéterminé ; il faut entendre que le désir est désir de plénitude. Ce qui permet de le comprendre ce sont des situations extrêmes, comme la soif éprouvée par un voyageur dans un désert qui n’a pas bu depuis longtemps. L’eau la plus croupie suffit pour étancher sa soif et, au-delà, pour rappeler au voyageur qu’il existe un plaisir des sens et de vivre qui est le plus haut plaisir que l’homme peut atteindre.

III. Excès et inquiétude

Nous avons dit que l’écart en excès des besoins se fait par rapport à une norme naturelle mesurée. Il ne faut pas comprendre « naturel » dans le sens de « primitif », ni équivalent à ce qui est strictement nécessaire. La norme est donnée par le concept même de besoin nécessaire au philosophe pour sa théorisation. En ce sens un besoin est toujours un besoin qualifié de l’objet dont il manque et qu’il désire du même mouvement : avoir soif c’est avoir besoin de boisson et désirer boire, inséparablement. Or il n’est pas nécessaire, au sens de non contradictoire, que le concept de besoin inclue en lui une limite, ni en qualité, ni en quantité. Désirer boire une boisson froide, chaude, sucrée, non sucrée, alcoolisée ou non, c’est toujours répondre à du besoin. Le concept de besoin est à la fois strictement défini et indéterminé. Les déterminations en qualité et quantité, et leur mesure, n’interviennent qu’une fois sorti des besoins en eux-mêmes. Disons ainsi que les besoins en eux-mêmes n’existent pas. Ce qui existe – et sans quoi la manipulation et le contrôle des besoins d’un côté, la transformation des besoins dans le cadre d’une éthique du souci de soi de l’autre, ne seraient pas possibles – ce sont des relations irréductibles des besoins avec l’extériorité sociale, puisque même la « nature » est atteinte par la médiation du travail et de la culture : les opinions, l’imagination, les objets et les instruments, les codes moraux et civils, la religion, l’appartenance à une classe sociale, etc. L’analyse que nous avons empruntée à Platon nous permet de voir que si cette relation est possible, c’est parce que le besoin est fondamentalement instable, malgré ce que peut faire croire son ancrage dans la physiologie. Ce n’est pas le cas, bien entendu, des situations d’extrême indigence, de réduction d’une vie au souci obsédant de la survie.

L’idée d’inquiétude rend assez bien compte de l’instabilité dont nous parlons4. Le terme français traduit approximativement l’anglais uneasiness de Locke, et l’allemand Unruhe, auquel Leibniz a recours pour commenter l’anglais, qui renvoie au mouvement de balancier d’une horloge. L’idée est celle d’une tension dans laquelle se trouve l’homme « qui manque d’aise et de tranquillité », selon le commentaire de Coste, traducteur de Locke. Elle est le sentiment éprouvé devant l’absence de quelque chose dont la possession ferait plaisir, ce qui est l’un des sens de désir ; elle est également le sentiment éprouvé quand l’âme pense à un mal futur, et elle s’appelle crainte. Elle est l’aiguillon de l’activité humaine. L’inquiétude est un état psychologique constitué de « petites douleurs imperceptibles », de « démangeaisons » dit Leibniz, que le désir surmonte et transforme en « demi-plaisirs » en satisfaisant les appétits. Notre corps et notre esprit ne sont jamais parfaitement à leur aise, et à chaque instant se forment en nous de minuscules changements « dans les organes, dans les vases [veines, artères, nerfs, conduits, etc.) et dans les viscères » (Leibniz) qui dérangent le moindre petit état d’équilibre précairement atteint. Si je suggère d’inscrire les besoins et désirs sur ce plan de l’inquiétude, c’est parce que c’est une façon acceptable de comprendre qu’ils ne sont et ne peuvent être jamais satisfaits, quand bien même ils ont été assouvis : leur satisfaction même est insatisfaite5. C’est faire preuve d’esprit de conséquence que d’en déduire que l’addiction est inscrite dans la constitution des besoins ; les séductions extérieures (publicité, modes, conformisme) et les règles sociales de l’imitation et de la distinction dans la compétition symbolique ne font qu’activer une possibilité fondamentale des besoins. Il va de soi que les formes contemporaines du capitalisme néolibéral qui visent, entre autres, à maximiser les ressources productives présentes dans les individus, s’accaparent la possibilité d’accroître et de renouveler en permanence nos besoins et de maintenir nos désirs éveillés. Elles approfondissent et élargissent ainsi ce que Foucault a appelé le « bio-politique ». Approfondissement, car en ciblant le niveau des besoins pour les intensifier et les hystériser, le capitalisme qui a déjà franchi la frontière du public et du privé, a les moyens d’entrer dans le réduit du privé. Le capitalisme biopolitique s’intéresse à notre physiologie, et pas seulement grâce à la science et la technique. Dans son ouvrage 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil 6, Jonathan Cary montre comment le besoin de dormir est devenu un obstacle pour le capitalisme : la valorisation du capital ne dort jamais et réclame une production et consommation à flux tendu pour répondre à la veille continue des marchandises qui sont disponibles 24 heures/24 et 7 jours/semaine. La tendance est de réduire par des pharmacopées le temps de sommeil et de parvenir à mettre nos vies en « mode veille », ou sleep mode comme nous le faisons déjà avec nos appareils. À la logique binaire ON/OFF, est en train de se substituer un état de disponibilité de basse intensité qui fait du sommeil une fonction d’opérationnalité différée. J’ajoute qu’on peut imaginer qu’on ne dorme plus pour récupérer en partie la dépense de force de travail, mais pour conserver son accessibilité, en diminuant les coûts de sa mise en train les matins. Il s’ensuit que, devant cette perspective d’une insomnie généralisée, le vrai sommeil devient une rareté qu’il faut acheter grâce aux somnifères et aux divers « coachings » qui s’occupent de nos rythmes biologiques. Élargissement, car si le biopolitique gouvernait le domaine de la santé, par exemple, aujourd’hui il crée les conditions de pathologies indexées sur nos besoins : le cas de l’obésité (et de formes d’anorexie) sont bien connus. Il crée par contre coup des besoins de guérir, qui risquent de rester insatisfaits s’ils sont adossés à un besoin fantasmatique de santé et de beauté. À l’inquiétude répond l’insatisfaction, et à l’insatisfaction constitutionnelle du besoin répond l’insatisfaction entretenue.

IV. Malaise dans la critique des besoins

Les besoins sont bien une voie royale pour mener une critique de la vie quotidienne façonnée par l’économie capitaliste. Ils sont au centre des analyses de la constitution de l’aliénation des individus consommateurs et du fétichisme des objets-marchandises des besoins. Enfin, on peut de là remonter dans les mécanismes de domination qui contribuent à une subjectivation des hommes et des femmes propre au néolibéralisme, un assujettissement, si l’on suit les célèbres analyses de Foucault, qui est simultanément constitution de la subjectivité. Si le capitalisme n’est pas uniquement et n’est plus principalement un mode de production économique mais une forme de gouvernement de la vie, alors les sujets du néolibéralisme (c’est-à-dire nous tous) ne sont pas seulement manipulés et dominés, mais ils sont exploités comme consommateurs sur la base de la libération des fantasmes7. L’exploitation passerait ainsi du travail à la consommation et prendrait comme cible les besoins devenus « fluides », « dilatables », et les désirs réduits à n’être que des souhaits aussi précaires et flexibles que les conditions de travail et de vie des individus8. Par conséquent on peut aller jusqu’à dire qu’ils se trouvent façonnés de part en part par le mode de production économique et social qu’il faut aussi appeler mode de production anthropologique9, ou comme le font Michael Hardt et Antonio Negri, des « formes de subjectivité dominantes »10. Les besoins occupent une fonction centrale dans la critique du capitalisme néolibéral à l’âge de la globalisation du capital et de la soumission réelle des vies au capital ; mais de la critique de la vie quotidienne on est passé à l’analyse critique de ce que Mauricio Lazzarato appelle « la condition néolibérale », dont l’endettement et le rapport du créancier et du débiteur sont les expressions et les schèmes11.

Il n’est pas question de revenir sur la critique des besoins qui a été faite dans diverses directions et qui est maintenant bien connue. Demandons-nous ce qu’il y a qui ne va pas dans cette critique, indépendamment de ce qui va, à nos yeux, comme les travaux qui viennent d’être cités et qui étudient les transformations de la condition humaine. On peut d’abord noter que de même que certains des initiateurs de la télévision berlusconienne ont été des lecteurs de La société du spectacle de Guy Debord, de même on doit à un responsable d’une chaîne de télévision commerciale française (TF1) d’avoir dit remarquablement, sur le ton de la revendication professionnelle, ce que la théorie critique de la société de consommation expliquait laborieusement, à savoir que le rôle de ce genre de média consiste à fabriquer des « cerveaux » disponibles pour la consommation, autrement dit des besoins :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…).

Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »12.

La critique des besoins aliénés et de la vie quotidienne s’expose cependant à trois critiques qui engagent à revenir sur une compréhension des besoins.

Le premier reproche revient à dire que le théoricien critique (qu’il soit sociologue ou philosophe) s’excepte de la critique car il se trouve dans une sphère de connaissance scientifique dévoilant ce que les hommes ne voient pas, qui les mystifie et les opprime. S’il peut dénoncer le caractère factice ou inauthentique des besoins et l’aveuglement des consommateurs aliénés par la publicité et le mirage des marchandises, c’est parce qu’il a une théorie qui explique ce qu’est un besoin vrai, authentique et un mode de consommation non aliéné et que grâce à cette théorie il en est exempt. Comme le dit Agnès Heller, « aucun des partisans de la conception des « vrais » et « faux » besoins n’explique comment il peut savoir que sa conscience n’est pas fétichisée. […] Toute division entre vrais
et faux besoins, fondée sur la théorie du fétichisme, présuppose que
la personne qui juge, qui opère la division, se place au-dessus de la société en question. Cela est privé de sens et représente, en pratique, une attitude aristocratique fondée sur une position absurde »13

Le second reproche c’est qu’en tant que critique, la théorie de l’aliénation des besoins et du fétichisme des objets de consommation est précisément une « théorie », une représentation qui considère les besoins eux-mêmes comme des représentations qu’ont les individus et qu’ils situent dans le monde. Il ne s’agit pas de critiquer le fait que la théorie construise un concept de son objet, ni qu’on lui applique un traitement scientifique (physiologie, neurologie, chimie, etc.), mais qu’on fasse ainsi l’économie de ce qu’on pourrait appeler, en s’inspirant de Wittgenstein, la « grammaire » des besoins qui renverrait à des « formes de vie ». On manque alors la dimension conçue, réfléchie du besoin par l’individu qu’une description phénoménologique pourrait éventuellement donner — à condition toutefois qu’elle ne se fonde pas sur l’intentionnalité et ne vise pas les vécus de conscience. Il faudrait se demander non pas « qu’est-ce que le besoin (et le désir et le plaisir, etc.) ? », mais « que veut dire le fait d’éprouver un besoin ? », « quel type d’expérience subjective est le besoin ? », « quand les besoins en viennent-ils à nous préoccuper ? » Toutes ces questions se trouvent plutôt abordées dans la littérature, mais dans la perspective de l’indigence et de l’extrême privation (par ex. Diderot, Le Neveu de Rameau14, Le Clezio Ritournelle de la faim), au cinéma (par ex. La ruée vers l’or de Chaplin), dans des témoignages des camps nazis et staliniens (par ex. Chalamov, Antelme), ou les récits de grève de la faim.

Le troisième reproche porte sur une limite d’une sorte de critique et qui s’applique bien à la critique de l’aliénation. Aucune critique n’a jamais fait disparaître son objet (les préjugés, ou la superstition par exemple) par la seule force de ses arguments. Ni l’aliénation ni la relation mystifiée avec le fétichisme de la marchandise-objet du besoin, ne sont réfutées. De même façon que la critique des illusions, qu’elles soient des sens ou de la raison pure, ne les suppriment pas, alors même qu’elle permet d’en comprendre la nécessité, de même ni l’aliénation ni la relation mystifiée avec le fétichisme de la marchandise-objet du besoin ne sont dissipées après la critique. Trois raisons peuvent être alléguées. Ou bien le diagnostic est mauvais et il ne s’agit pas de l’aliénation, ou la notion d’aliénation est une mauvaise notion; ou bien la critique menée au nom de la science est stérile, elle n’est pas le bon moyen pour permettre à la conscience d’avoir un rapport vrai avec ses contenus et avec l’agir humain  ; ou bien, plus ennuyeux encore, à supposer qu’on concède tout ce qui précède, que le diagnostic et le remède soient bons, si rien ne change après la critique c’est que les individus (dont le critique) ont une conscience sociale plus complexe que celle qui est supposée par la critique. Celle-ci suppose en effet que les phénomènes envisagés (idéologie, aliénation) se situent sur le plan de la connaissance : ce seraient des représentation, des effets de l’ignorance, de la fausse conscience déterminée par des rapports sociaux inversés (voir la célèbre critique de l’illusion religieuse par Marx), de l’auto-intoxication, de la manipulation extérieure, etc. La critique suppose qu’entre la conscience mystifiée et la connaissance scientifique, il n’y a pas de tiers : c’est tout ou rien, ou il y a aliénation ou il n’y a pas aliénation. En outre, elle ne pourrait s’accompagner de la conscience d’elle-même si on se fonde sur le préjugé du rationalisme qui veut que la connaissance de ce qui détermine la conscience et la domine est la condition de sa libération et de son émancipation. Or, il est totalement gratuit de croire que la conscience fonctionne selon la seule logique de la disjonction exclusive. Elle a recours également et peut-être plus fréquemment à la conjonction : les gens ont une conscience additive et non alternative ou exclusive: et… et … (et non ou… ou…), où la seule difficulté est de coordonner des éléments hétérogènes. Faut-il parler de « conscience divisée » ? Pas forcément, mais plutôt de niveaux d’acceptation et d’arrangement avec les besoins et la consommation. On peut faire un parallèle avec les croyances. L’historien Paul Veyne a distingué des niveaux de croyance chez les Anciens qui croyaient à leurs mythes tout en se moquant des héros et des dieux, ou qui faisaient comme s’ils n’avaient pas existé. Ils faisaient les deux successivement et réversiblement, selon leur besoin de cohérence pour soutenir des croyances diverses, dans des contextes différents. Veyne parle de la « balkanisation des cerveaux » pour illustrer la diversité des modalités de la croyance et des régimes de vérité15. La croyance des enfants au Père Noël coexiste avec le spectacle des multiples Pères Noël sur les trottoirs des grands magasins en décembre. Les adultes peuvent en même temps regarder un spectacle de télévision lucidement analysé comme stupide, savoir même que leur « cerveau » est rendu « disponible pour Coca Cola », et le regarder quand même, après avoir lu un écrit critique contre la télé poubelle.

La critique est partie prenante d’un préjugé constitutif des Lumières qui dit que la connaissance de l’action d’une force hétérogène, d’un déterminisme qui s’exerce contre moi, à mon insu, que tout dévoilement de causes qui nous nécessitent à agir, aimer, préférer, croire, penser, etc. a pour effet de se départir de ces causes et de rendre possible l’autonomie, que la prise de conscience signifie une mise à distance, une dé-mystification, et est la condition d’une « sortie hors de l’état de minorité » (Kant). Ce préjugé repose à son tour sur deux croyances. La première, sur l’homogénéité fondamentale de l’esprit au sens où les actes de l’esprit ne peuvent, en principe, se contredire. Le second, sur le fait qu’en droit, les décisions pratiques sont comme des conséquences de syllogismes pratiques, et les actions toujours des conséquences ou des applications de croyances, de valeurs, d’opinions, etc.16 Or le comportement des gens dans le domaine de la consommation et du rapport aux besoins, montre que ce genre de critique qui produit une conscience nouvelle lucide, ne conduit pas à la suppression du critiqué, mais un aménagement avec lui, sans valorisation ni approbation, voire à un rapport fait d’humour et de jeu — ce qui vaut toujours mieux que la culpabilité. En disant, « je sais bien que la télé est nulle, mais quand même… », l’individu ne cherche pas nécessairement à préserver une croyance, comme Octave Mannoni l’a analysé17, mais dit qu’il se réconcilie avec le fait de consommer (une nourriture, un divertissement) de médiocre qualité, sans se faire d’illusion sur son envie. Voir une émission de divertissement stupide et vulgaire, laide et le savoir, dépenser de l’argent un jour de grande braderie pour des choses non essentielles et le savoir est très courant et n’implique pas une adhésion à la qualité de cette télé ni aux rythmes des marchés commerciaux.

Il ne s’agit pas d’abandonner la critique des modes de vie induits par le capitalisme, surtout dans la phase actuelle qui est marquée par l’intensification de la consommation et la sollicitation des besoins et désirs. Mais la notion d’aliénation ne semble pas très pertinente pour cela. Si une critique doit exister, elle doit partir d’une description des besoins. Le terme de description risque de sembler peu ambitieux pour ceux qui restent attachés à la fonction dévoilante, démystifiante de la philosophie. Elle semble inviter à séjourner trop longtemps dans ce que la tradition de la philosophie appelle « l’empirie » et retarder la venue du concept. La description en philosophie a deux avantages sur le plan de la méthode. Premièrement elle fait l’économie du mentalisme, ou de la folk psychology et postule qu’il n’est pas nécessaire de faire des hypothèses sur les états mentaux des individus pour comprendre ce qui se passe quand ils font quelque chose ou que quelque chose se passe en eux. Deuxièmement, comme il n’est pas possible de mener une description complète et exacte, elle a des chances de rendre compte de ce qui est, en multipliant les approches et en amenant en quelque sorte le phénomène à devenir sa propre théorie (Goethe). Nous allons proposer une description du besoin en distinguant les moments qui la constituent sans nous référer à un modèle normatif du besoin (les besoins naturels et nécessaires des Grecs). Nous reviendrons sur le fait que les besoins sont toujours dans la forme de la non-mesure, de l’excès. Nous finirons par insister sur la positivité des besoins, contre toute une tradition fixée par Platon qui assimile besoin et désir à un manque, un déficit, une négation.

V. Description du besoin

Pour atteindre la structure des besoins, on se propose de suivre la méthode de Marx quand, à propos du travail, et avant d’en venir à la production de la survaleur, il procède à une analyse des « moments » du procès de travail considéré « indépendamment de toute forme sociale déterminée »18. On peut distinguer dans le besoin les moments suivants, en allant des plus abstraits aux plus concrets. Il est difficile, parlant du besoin, de ne pas se rapporter à un type de besoin particulier dont la structure vaudrait comme un paradigme pour tous les besoins quels qu’ils soient. En faisant remarquer que « toute jouissance […] est alimentation », Lévinas19 nous engage à nous limiter à penser les besoins sur le modèle du besoin de manger, quitte à inviter le lecteur à faire l’autre moitié du travail en faisant les applications et transpositions utiles à d’autres besoins.

Les besoins caractérisent la vie d’un vivant qui lutte contre tout ce qui tend à le détruire. [1] Les besoins naissent d’un état de tension produit par des excitations endogènes, vécue comme un déplaisir que l’organisme ne peut supprimer par une action issue de lui-même. En parlant de tension interne je veux éviter de déterminer le besoin par le manque, comme on le trouve dans la philosophie très tôt, chez Platon. La République ne différencie pas besoin et désir : celui qui a soif désire boire. Or le désir est l’expression d’un manque, on ne désire que ce dont on est dépourvu et dont on a l’idée qu’il nous conviendrait. Fils de Poros (abondance) et de Pénia (pauvreté, indigence), Éros est le nom de ce mouvement qui nous porte vers ce dont la possession nous comblerait (Le Banquet, 202d et suiv.). [2] Il cherche à s’orienter vers un objet corrélatif, ce qui suppose de passer par un détour extérieur. Double détour dans le cas du nourrisson qui a besoin des adultes pour accéder à l’objet utile. L’utilité est sans doute l’une des toutes premières catégories classificatoires de l’environnement ; ce qui est vu et recherché comme utile est vitalement valorisé. [3] Le besoin est ainsi à la source de différenciation de valeurs. [4] L’individu qui éprouve un besoin désire le satisfaire par l’appropriation de l’objet adéquat. Intervient la consommation, qui, comme le souligne Hegel, est simultanément suppression (négation) du besoin et de son objet, répétant ainsi les mystères d’Éleusis (Phénoménologie de l’esprit). [5] En général, ce moment de négation qui fait cesser la tension interne, correspond à un moment de plaisir, que Freud appelle « expérience de satisfaction » ou qu’on peut nommer avec Lévinas la « jouissance »20. [6] Le moment de la consommation impliquant une dépense de l’organisme, est dépendante de [6a] dispositifs techniques et culturels (baguettes, fourchettes, doigts de la main droite, etc.), et investie par [6b] des significations symboliques et sociétales. Elle est [6c] orientée par les contraintes de reconstitution et de reproduction de la force de travail. [7] L’enchaînement des moments se reproduit, les besoins réapparaissent indéfiniment, la vie veut vivre, sa conservation est sa reproduction élargie. Enfin [8] les besoins ne sont pas seulement conditionnés par la société et l’histoire, ils jouent en retour un rôle dans la socialisation des hommes par l’activité économique et le commerce entre les individus qu’ils induisent. Une tradition de philosophie politique a souligné cette fonction et au 18ème siècle, on a pu, comme le dit d’Holbach avec radicalité, en faire un puissant moteur de l’activité de la société :

«  L’homme a sans cesse besoin de sentir ; plus il a de sensations, et plus il se trouve heureux. L’activité de son esprit lui rend le mouvement nécessaire ; ce mouvement se multiplie à meure qu’il est frappé par un plus grand nombre d’objets. Ainsi, la société multiplie en quelque manière l’existence de l’homme à chaque instant ; elle crée à tout moment pour lui des sensations nouvelles qui l’empêchent de tomber dans la langueur ou dans l’ennui ; […] Plus la société est nombreuse, plus les sensations augmentent, plus les mouvements se diversifient ; plus l’homme fait d’expériences, plus sa raison se développe ; plus il s’attache à es semblables, plus son être lui devient cher »21.

 VI. Quelques implications

Revenons sur quelques moments pour souligner que le besoin n’est pas une chose, un fait22, mais un entrelacement de déterminations variables qui articulent un corps et un environnement, mais au sein de ce corps même. Ce n’est pas une frontière, aussi fine soit-elle, qui sépare le corps et l’environnement. C’est un seul phénomène qui est en soi l’inverse de ses deux caractéristiques sans solution de continuité. Si l’on veut en avoir une vue synchronique, on peut penser à certains tableaux de Rauschenberg faits de superpositions d’images différentes, dont l’unité est la superposition elle-même, sans qu’il y ait de rupture. Ou, si on prend un point de vue diachronique, l’image de l’anneau de Möbius peut illustrer cette désontologisation de besoin que nous poursuivons ici : l’extérieur se recourbe comme une lame qui se tord et revient à son point de départ, de sorte que l’extérieur est devenu l’intérieur. Mais si le besoin est cette dualité, il reste en contact avec l’extérieur social et culturel et avec l’intérieur corporel. Ce contact consiste à exposer la face externe des besoins avec l’intérieur et l’extérieur, ou la face interne avec l’intérieur et l’extérieur. Le fait d’être exposé à l’un ou l’autre de ces milieux devrait être compris comme un mouvement incessant où le corps s’affecte, affecte les choses qu’il désire et en est affecté. Il en résulte que le besoin est une fonction de variables, une relation constante entre des variables. Il n’est jamais saisissable dans sa pureté, il ne « veut » rien, il ne « peut » rien, il n’est la « cause » ni l’effet » de rien.

Mais c’est pour ces raisons qu’une logique économique et de gouvernementalité peut l’investir, l’occuper et lui donner une consistance qu’il n’a pas. Pour les sujets que nous sommes, les besoins sont un problème avant d’être des explications en « dernière instance ». Nous devons en permanence nous occuper d’eux, veiller à la qualité de ce que nous consommons, nous interroger sur la nécessité de tel achat, démêler ce qui provient du besoin réel et ce qui résulte de la volonté d’imiter, rechercher si les nouveaux besoins réels, incontournables, d’instruments impliqués par la vie professionnelle (posséder un smartphone, par exemple) ou plus généralement par les actes de la vie quotidienne (être connecté, avoir un ordinateur) nous exposent encore plus à la société de contrôle, comment y échapper, etc. Ces préoccupations étant générales et obsédantes, on peut donner raison à Hannah Arendt qui définit le social au moment de son avènement, par rapport au public, comme la venue dans l’espace public du privé, des soucis privés : « c’est le processus vital lui-même qui […] a pénétré le domaine public. […] La société constitue l’organisation publique du processus vital »23. On peut aller plus loin et enregistrer son extension et son approfondissement en nous-mêmes. Les sociologies critiques du capitalisme contemporain24 insistent sur les changements intervenus dans les sujets. Au sujet caractérisé par sa souveraineté supposée sur sa pensée et sa volonté, s’est substitué un sujet souple, flexible, poreux, invité à s’occuper de lui comme d’un capital à valoriser et qui est enjoint à affirmer interminablement ce qu’il est. Ces injonctions ont pour cibles les besoins puisqu’ils couvrent tout l’éventail de ce qui peut faire la trame d’une existence.

On comprend que les sujets aient besoin de donner des contenus identifiables à leurs besoins, à spécifier la particularité de leur objet — ce à quoi s’emploient merchandising et publicité. Consommer est devenu une activité sociale au sens arendtien, c’est-à-dire une activité à la fois, vitale, privée et publique. On a tendance à ne voir dans ce phénomène que l’enchaînement du consommateur à ses appétits et son aliénation dans les marchandises. Arendt le circonscrit dans le cercle d’airain de la nécessité indéfiniment renaissante où le processus vital cherche aveuglément à se conserver et se reproduire. Seule la vie comme praxis compose une vie Bios qui vient couper transversalement le processus sans sujet ni fin qu’est la vie Zoê. Mais il est permis de relever que la consommation est aussi d’un côté l’occasion d’acquérir des habiletés nouvelles, et de l’autre d’introduire de la politique dans les besoins.

VII. Consommateur intelligent et citoyen ?

L’une des conséquences du « social » est que le sujet consommateur se trouve dans une situation où le statut de ses besoins exige qu’il leur accorde une attention inouïe et ambigüe, puisqu’on lui demande de veiller à ses intérêts particuliers (les prix pour contenir l’inflation, la qualité des produits en vue de la sécurité alimentaire) et d’agir en fonction de préoccupations générales touchant les ressources dites naturelles, comme l’eau, les sources d’énergie non renouvelables, les effets de sa consommation sur le climat, les implications sociales sur les conditions de travail des ouvriers et des ouvrières dans les ateliers du Bangladesh ou du Mexique, etc. On en est venu à parler de consommateur-citoyen, sans voir peut-être que cette expression étrange nomme en réalité les contradictions du consommateur en régime néolibéral. Elles ont engendré ce fait relativement nouveau que la satisfaction des besoins relève de plus en plus d’un savoir et d’un savoir-faire complexes et de vertus dianoétiques, dont Aristote a analysé les formes : prudence, bonne délibération, sagacité, intelligence pratique, jugement, voire habileté25, d’une part ; et d’autre part un rapport à soi-même nécessairement égoïste. La contradiction ne disparaît pas si ce rapport à soi devient l’objet d’une réflexion qui interroge les besoins qui restent privés : la fréquence de leur satisfaction : manger entre les repas ? de la viande tous les jours ?; le seuil où un besoin doit être satisfait : quand faut-il augmenter la température d’une pièce en hiver ?; sous quelle forme : gagner un ou deux degrés de chaleur en tournant le bouton d’un radiateur ou mettre des vêtements chauds ?, se déplacer en voiture ou autrement ?; exiger une satisfaction immédiate ou s’exercer à la patience ? Dans ces cas banals, ce sont toujours mes besoins, mes sensations qui comptent et personne ne peut me convaincre que je ne suis pas frileux/frileuse, par exemple. Et si je m’efforce de changer et de m’endurcir, c’est encore ma seule subjectivité sensible qui sera juge.

Toutefois le consommateur-citoyen peut désigner une figure non contradictoire de l’individu s’il fait de son rapport à ses besoins une tâche militante dans sa vie privée. Il rattache sa consommation à des considérations qui ne le concernent pas comme individu particulier, mais qui s’inscrivent dans une participation très modeste à des luttes globales correspondant à l’âge de l’anthropocène (contre le réchauffement climatique dû à la production de l’effet de serre, l’industrie papetière reposant sur la culture forestière qui appauvrit les sols, l’exploitation des ressources d’énergie non renouvelables, etc.). La solidarité internationaliste avec les paysans de pays pauvres peut aussi mobiliser les choix du consommateur-citoyen. Bref la consommation est une expérience où le consommateur — et non plus le théoricien critique — en vient à distinguer ses « vrais » et ses « faux » besoins, à s’interroger sur la valeur du système de la production-consommation.

VIII. Une querelle sur les besoins dans les Andes

La valeur de ce qu’on a appelé improprement sans doute la « société de consommation » repose sur la souveraineté proclamée du sujet consommateur. Lorsqu’il formule des demandes solvables, il est le maître de ses choix, quelque qu’ils soient. L’adage qui définit en droit romain la propriété comme jus utendi et abutendi (le droit d’user et d’abuser) s’applique parfaitement aux objets achetés pour satisfaire n’importe quel besoin. Je peux préférer satisfaire mon besoin de spectacles divertissant sur très grand écran plat nouvelle génération et pour cela m’endetter, au détriment d’une nourriture saine, bio, de qualité mais chère. Je peux en user comme je l’entends. Je peux donc avoir l’impression de jouir d’une liberté que bien des gens identifient avec la liberté démocratique qui consiste à établir des hiérarchies des objets des besoins, en fonction de ses goûts, de ses désirs et de son budget. Peu importe que la liberté dans ce domaine soit limitée selon les ressources ; en dernier ressort personne d’autre que moi ne peut choisir et hiérarchiser. On sait que la mise sous tutelle de l’usage des ressources d’une personne signifie que celle-ci n’est plus un sujet responsable. Dans ce cas c’est une autorité administrative qui vient de l’extérieur gouverner les besoins d’un individu ou d’une famille. Il s’agit d’un cas limite de vulnérabilité du jugement qui dépossède les gens du propre de leur personne concrète. L’administration qui prend en charge ces personnes doit faire ce qu’elles ne peuvent plus faire et qui détermine l’habituel gestion des besoins : hiérarchiser et choisir. Elle le fera en se fondant sur une représentation sociale des priorités jugées normales, raisonnables, de besoins à satisfaire pour le bien des personnes. Or l’acceptation du gouvernement des besoins par un tiers sur un mode hétéronomique n’a rien de normal, comme il devrait si les normes et les fins de cette gouvernementalité se donnent comme normales. Un exemple réel intéressant le souligne. Une ONG européenne spécialisée dans l’aide à la reconstruction de maisons détruites pour causes de guerre ou de catastrophe naturelle, est appelée pour aider les habitants d’un village des Andes après un tremblement de terre qui a mis à terre toutes les maisons. Les personnes touchées, en attendant des secours durables, ont bricolé des habitations de fortune et reconstitué un confort minimal mais précaire. Quelques antennes de télévision ayant été récupérées, une fois l’électricité rétablie ils ont reconstruit un café communal où la population peut venir regarder les programmes de la télévision. L’ONG évalue les besoins et dans un souci de faire participer les habitants elle décide de construire des projets de maisons qui tiennent compte des besoins des familles, des goûts également et des ressources dont elle dispose. Elle organise des réunions et indique dès le début quelles sont les limites budgétaires de son action. Vient le jour où les habitants expliquent aux responsables de l’ONG qu’après avoir fait leurs calculs, il ne lui reviendrait pas plus cher de payer un écran plat à chaque famille et des tablettes pour que les enfants accèdent à des jeux en ligne, plutôt que de reconstruire des habitations neuves avec le confort basique. Embarras de l’ONG, lassitude et déception de ses membres, incompréhension, colère même. Et l’explication trouvée est que décidément la globalisation est irrésistible et que la tyrannie des nouvelles techniques d’information et de divertissement a rendu ces pauvres gens profondément aliénés par rapport à leurs propres intérêts. D’où un formidable malentendu. Il n’a pas été possible d’expliquer aux habitants que leur demande n’était pas raisonnable et qu’elle inversait les priorités : d’abord une maison solide, décente, une alimentation assurée, ensuite seulement des écrans LED, des tablettes, des jeux vidéos, etc. Il leur fut répondu qu’on leur avait demandé leur avis sur leurs besoins et que ce n’était pas parce qu’ils étaient de pauvres paysans relativement isolés dans la montagne qu’ils devaient se contenter de vieilles télévisions collectives dans un café où tout le monde ne veut pas voir les mêmes choses. Comme on peut s’y attendre c’est le bâilleur de secours qui a eu le dernier mot. Cette histoire mériterait un examen plus développé. Bornons-nous à quelques remarques qu’elle nous permet de faire.

Les réactions des habitants de ce village des Andes peuvent être comprises comme des symptômes d’une aliénation profonde et alimenter la critique sociale des besoins. Elles montrent les ambiguïtés des interventions humanitaires et à travers les malentendus, posent la question du gouvernement des besoins et des désirs de personnes qui se trouvent dans une situation précaire. Elles valent également comme une critique pratique de l’assistance en faveur de ceux qui ont besoin d’aide. Explicitons ces deux points. Au-delà de demandes précises de praticiens sur place, comme les médecins, il est difficile de décider de ce dont les gens ont besoin à leur place. L’assistance se double inévitablement de domination dès que la responsabilité des bénéficiaires des aides est ignorée. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Heidegger a écrit des lignes justes sur cette question. Dans Être et Temps, au § 26, il introduit le « souci mutuel » (Fürsorge) dont relève la préoccupation (Besorgen) pour « l’alimentation et l’habillement, le soin du corps malade », pour en distinguer ce qu’il appelle la « mutualité » ou « l’assistance en tant qu’institution sociale factive » (Fürsorge als soziale faktische Einrichtung) qui représente un mode déficient du Fürsorge. Déficient car elle consiste à « décharger l’autre du souci et, s’agissant de ce qui le préoccupe, [de] prendre sa place en se précipitant à son aide. Ce souci mutuel se charge pour le compte de l’autre de ce dont il y a lieu de se préoccuper. […] L’autre peut devenir dépendant et subordonné même si cette domination peut s’instaurer à mots couverts pour demeurer imperceptible au subordonné »26. À la précipitation il oppose la démarche qui consiste à anticiper sur l’autre « en devançant son pouvoir-être existentiel […] pour le lui restituer véritablement dans ce qu’il a de plus propre ». Cette modalité du souci mutuel s’intéresse à « l’existence de l’autre et non à quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à y voir clair dans son propre souci et à se rendre libre pour lui »27. Franck Fischbach qui cite ces lignes28, a raison d’écarter une lecture qui verrait là une critique réactionnaire de l’assistance qui « déresponsabiliserait » les individus. Il y voit une critique du « social », du « faire du social ». Mieux qu’une critique j’y vois le dévoilement de la double nature tragique de l’assistance sociale et humanitaire : il faut venir en aide, mais ne pas se cacher qu’on ajoute à la détresse des individus le fait de les déposséder de leur responsabilité. C’est contre ce devenir « minoritaire » que réagissent ces paysans andins.

Enfin, en contestant la hiérarchie des besoins qu’on veut leur imposer ces personnes ne font qu’exprimer l’une des caractéristiques des besoins considérés concrètement, c’est-à-dire dans leur développement socialement et historiquement déterminé. Nous avons relevé que les le renouvellement des besoins entraîne l’apparition de nouveaux besoins rendus possibles et satisfaits par les moyens qui eux-mêmes se renouvellent dans la nouveauté permanente. La société moderne et à plus forte raison la contemporaine entraîne les besoins dans un mouvement de multiplication, de décomposition, de particularisation croissante qui deviennent pour cette raison, dit Hegel, « plus abstraits ». De façon général est abstrait pour Hegel ce qui se sépare d’une totalité à laquelle il appartient et s’affirme dans sa différence absolutisée, dans sa fixation unilatérale. Devenir abstraits pour les besoins signifie qu’ils tendent à se diviser, à se spécifier à l’infini en même temps qu’ils se multiplient29. Cette abstraction détermine également les relations mutuelles des individus et les confirme comme étants sociaux et en ce sens, concrets. Les conséquences tirées par Hegel concernent le terrain de l’éthique sociale et l’apparition d’un besoin éthique précis : « immédiatement l’exigence d’égalité avec autrui », le « besoin de cette égalité d’une part, et l’action de se rendre égal, l’imitation, le besoin de particularité, d’autre part […] qui consiste à se faire valoir en se distinguant ». Ces besoins « deviennent eux-mêmes une source effective de la multiplication des besoins et de leur diffusion »30. Si les besoins atteignent cette universalité, les demandes d’objets techniques visant à répondre à des besoins sociaux d’information, de communication et de divertissement traduisent un désir d’intégration sociale. Peu importe si on juge que cette intégration qui passe par la médiation de spectacles est une intégration de basse intensité, les gens ayant seulement le même comportement, les uns à côté des autres. Peu importe également la qualité des contenus. Enfin, on peut soutenir que ces personnes en voulant échapper à une forme subtile de gouvernement humanitaire de leurs besoins tombent dans une forme plus brutale de tyrannie sur leur esprit. Ce qui compte pour notre analyse, c’est la mise en évidence de la disjonction entre les besoins et les désirs d’objets ou d’instruments d’un côté et la valeur de l’utile de l’autre. Cette disjonction nous conduit à la question du plaisir.

IX. L’autonomisation du plaisir. Note sur l’addiction

Ce qu’il s’agit de suivre c’est, au-delà de la satisfaction des besoins et du plaisir consécutif à la cessation du sentiment désagréable lié au besoin, l’autonomisation relative du plaisir, dont la répétition devient un besoin. Par autonomisation, nous entendons le déplacement et la déviation du plaisir par rapport à la satisfaction, la transformation du plaisir qui survient de surcroît dans la satisfaction en fin, le dépassement de la jouissance en addiction. On devrait commencer à se convaincre que l’addiction recouvre un domaine de consommation infiniment plus étendu que les seules substances narcotiques. Elle est un comportement qui entretient l’inquiétude, dont nous avons parlé, afin de fuir l’oppression de l’ennui synonyme de mort. Ne plus désirer, dit Hobbes, c’est cesser de vivre. L’opinion établit un lien entre le besoin et l’addiction, au point de la banaliser : shopping addict est devenu un nom de publicité. L’essentiel est ailleurs. L’addiction a certes à voir avec l’économie complexe du plaisir dont on ne parlera pas ici, sinon pour suggérer sur la foi de témoignages de grands addictés qu’ils ne cherchent pas le plaisir, mais à surmonter une souffrance ou à s’engager dans des aventures d’extase et d’intériorité supplémentaire31. Ce n’est pas le surcroît de plaisir artificiel qui est reproché aux toxicomanes, mais « un plaisir pris à des expériences sans vérité »32. C’est à ce point que la question devient un « problème » politique puisque ce type de plaisir est résolument hors du monde, défait le monde commun, acosmique. L’usage compulsif ou contrôlé de substances appartient à la structure du besoin, du désir et de la consommation, et l’addiction est une possibilité inscrite dans l’essence de l’inquiétude qui cherche à se tranquilliser et désire, pour cela, paradoxalement un stimulant. On insiste à juste titre sur la dépendance induite, mais on ne remarque pas assez qu’elle devient chez certains sujets une condition du vivre et du travailler : le café, l’opium et le haschisch au 19ème siècle, puis le tabac, puis la cocaïne, la mescaline, la codéine, la banalisation du cannabis de nos jours, l’alcool toujours entretiennent l’énergie nécessaire à la dépense de la force de travail et de la créativité, voire nécessaire à l’existence ordinaire, conditions pour retarder l’échéance inéluctable, non pas de la mort, cette banalité, mais de la décomposition de l’esprit.

X. Besoins-plaisir-désir

L’enfant, selon Freud dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, fait l’expérience de l’érotisme oral à l’occasion de la tétée, qui est une réponse à un besoin. Mais l’activité mécanique de succion provoque une irritation de la muqueuse et, en même temps, un plaisir spécifique lié à la répétition de l’excitation et à sa fin33. Ce plaisir peut être répété, indépendamment de la satisfaction du besoin de nourriture, pour lui-même et ouvre sur une autre expérience dans laquelle le plaisir est simultanément le but et le moyen. Ce qu’il faut retenir de ce rapide rappel c’est que résultant d’un besoin, le plaisir recherché pour lui-même devient à son tour l’objet d’un besoin. On dira que le bébé a besoin d’éprouver le plaisir qu’il a éprouvé en mangeant. Ce plaisir auto érotique ressemble à la jouissance au sens de Lévinas34 dont il dit qu’elle est « égoïste », dépendance à l’égard du milieu extérieur, et en même temps indépendance ou « dépendance heureuse »35. La jouissance est liée à l’appropriation de l’Autre par le Même. Elle résulte de l’incorporation de l’énergie « reconnue comme autre », mais « soutenant l’acte même qui se dirige vers elle », l’énergie devenant alors « dans la jouissance, mon énergie »36.

Indépendamment de la philosophie propre à Lévinas qui ne nous intéresse pas ici, nous retenons cette remarquable pensée positive du besoin, qui implique une critique de la conception que Platon a fixée pour longtemps du besoin comme exprimant, un manque, une douleur à éviter, cherchant à remplir le corps. Elle replace le besoin, à même ce qu’il demande, ce dont il a besoin, dans un rapport immédiat de l’homme avec le monde naturel, c’est-à-dire en-deçà de toute représentation objectivante, de toute intentionnalité qui fait du besoin l’origine d’une flèche dirigée vers un objet et qui cherche à s’abolir en abolissant la distance qui le sépare de l’objet. Parler d’une jouissance du besoin ne veut pas simplement dire le plaisir de sa satisfaction, mais engage une phénoménologie de la sensibilité qui est déjà ouverture aux éléments du monde physique, contemplation éprouvée de ces éléments, attention, donc savoir « naturel » de ce qui fait du bien comme de ce qui menace. Ni pure passivité, ni pure activité, la jouissance du besoin, le besoin comme jouissance sont des modalités d’être-au-monde. L’autonomisation et la fixation du plaisir conduisent, on le sait, à des conduites de substitution qui à leur tour engendrent des plaisirs liés à la zone érogène de la bouche, recherchés pour eux-mêmes comme manger, fumer, boire, embrasser, etc.

Il s’agit là sans doute d’une disposition propre à l’homme chez qui les besoins et les instincts se détachent précocement du mécanisme physiologique. Comme le dit Figaro dans Le mariage de Figaro, qui prend le contre pied de la tradition rationaliste définissant l’homme: « boire sans soif, faire l’amour en tout temps, Madame, il n’y a que cela qui nous distingue des bêtes »37.

Sur la base de cette théorie de l’auto érotisme oral, on peut introduire la notion de désir. Dans un sens ordinaire, on dit que le besoin entraîne le désir de l’objet capable de le satisfaire. J’ai soif, je désire boire de l’eau et j’éprouve du plaisir à étancher ma soif. À ce niveau, éprouver un besoin de X, avoir besoin de X et désirer X, revient au même. Les exemples ne manquent pas chez Platon, par exemple, de cette identité. Par ailleurs si le plaisir accompagne la satisfaction, il ne dure pas, il est épisodique. Il n’est jamais vraiment un état, mais le terme d’un processus. Vouloir faire durer un plaisir par nature voué à disparaître, revient à adopter un comportement pathologique de compulsion de réplétion, dont l’image répugnante du pluvier qui mange et fiente en même temps servait à Socrate pour impressionner Calliclès. Mais ce dernier ne confond pas le fait de remplir un tonneau en permanence et de le vider, avec le fait « de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir-voilà, c’est cela la vie heureuse ! »38 (Gorgias, 494-a b, trad. Monique Canto). Mais à partir du moment où apparaît le besoin du plaisir, apparaît également sa répétition indépendamment de tout besoin, on peut donner au désir une emphase particulière. On ne désire jamais un plaisir brut, dans sa nudité ; soit il vient de surcroît dans la satisfaction d’un besoin, soit il s’accompagne toujours de la représentation d’objets associés au plaisir, de jugements et d’images sociales dans lesquelles le sujet de besoin se projette fantasmatiquement. Dès lors le désir est désir du désir d’un autre. La conscience malheureuse du désirant consommateur est suspendue au-dessus du vide du « désir du désir » qu’il est impossible de combler jamais dans la pleine certitude de son accomplissement. Du coup c’est le désir qui s’autonomise par rapport aux besoins voire se substitue à eux ou les modèle en permanence.

XI. La fétichisation des besoins

Sous réserve de validation par des études historiques, il semble que la critique du capitalisme a suivi une trajectoire qui l’a conduite à entrer de plus en plus profondément dans les corps et la vie des individus. À chaque moment de l’histoire du capitalisme a correspondu en gros un foyer de la critique et à partir de l’École de Francfort il s’est déplacé vers les phénomènes de l’intériorité du corps et de l’esprit39. Comme si on était passé depuis Marx de la critique des idéologies, à celle des attitudes et des sentiments, de la critique des positions de classe à celle de la vie quotidienne et de la subjectivité, souvent identifiée avec la psychologie. La notion de sujet est au centre des travaux de Foucault qui, en écho à Althusser, pose la question de savoir comment un individu est constitué comme sujet. Enfin la contribution à la mise au point du concept de « société de contrôle » avec Deleuze a montré comment l’individu est remplacé par ce qu’il appelle les « dividuels » face à des « échantillons », des « données, des marchés ou des “banques” »40. Pour parler de « dividuels » il faut substituer aux « corps individuels et numériques le chiffre d’une matière “dividuelle” à contrôler »41. Deleuze se rapporte aux institutions disciplinaires étudiées par Foucault (prison, école, hôpital) pour montrer leur transformation au moment où le capitalisme cesse d’être un capitalisme pour la production pour devenir un capitalisme « pour le produit, c’est-à-dire pour la vente ou pour le marché »42. Essayons de poursuivre ces brèves indications dans le domaine des besoins et de la consommation. Le passage de l’individu aux « dividuels » est une opération qui a lieu dans des lieux ouverts, fluides où les informations sur les gens sont couplées aux instruments qui permettent de dresser des « profils » afin de les traiter et de conserver leurs données : suivre des condamnés grâce aux colliers électroniques, le contrôle continu et l’évaluation permanente à l’École et à l’Université, le repérage des sujets à risque à l’hôpital, pour reprendre les exemples de Deleuze. Le sujet de besoins et de désirs est déjà dans le marché, ou plutôt le marché le traverse par les sollicitations issues du marketing. C’est encore trop massif pour le capitalisme de la vente et de la consommation. Pour les maximiser et fluidifier encore plus la circulation des marchandises et réduire le plus possible les frais de stockage et de transport, il faut pouvoir connaître en temps réel l’évolution des besoins du consommateur, c’est-à-dire en réalité sa réponse aux sollicitations de la publicité. Des logiciels de plus en plus perfectionnés sont capables de tracer le profil d’un acheteur potentiel et saisir dès leur naissance ses désirs. Cela suppose de connaître les goûts certes, mais aussi de les décomposer en tendances, avec leurs constantes et leurs variables (âge, revenus, niveau d’endettement) et de détecter les probabilités d’orientation. Dans certains romans de Philip K. Dick on trouve des éléments d’un monde où nous sommes déjà entrés : être interpelés à l’entrée d’un magasin par une voix entendue de nous seuls qui nous informe que puisque nous avons acheté tel produit nous devrions être intéressés par tel autre qui vient répondre à un besoin que le produit précédent avait vraisemblablement créé et que nous ignorions encore.

Ce système repose sur plusieurs forces qui le rendent impossible à éluder, et parmi celles-ci, trois croyances des individus : en l’importance de leurs besoins, dans leur toute-puissance dans nos vies et dans l’illusion de notre liberté à leur égard. Ces trois croyances ne sont pas cohérentes entre elles, mais c’est le propre des attitudes fétichistes de disposer de l’éventail de plusieurs croyances pour vivre avec ce que le fétiche peut avoir de redoutable.

L’importance des besoins est telle qu’ils sont identifiés à des droits, soit des droits fondamentaux et valables universellement pour une vie humaine digne, soit des droits subjectifs, et dans les deux cas on recherche à ce que les besoins soient garantis, protégés, assurés. Si des besoins sont collectifs, leur importance se vérifie au fait que l’État et l’administration veillent à empêcher les « fractures » sociales : fracture numérique, fracture énergétique43, fracture culturelle, etc. S’il existe un droit des consommateurs qui est un grand producteur de conflits juridiques, c’est parce qu’indépendamment du souci de trouver un service et un usage correspondant au prix de l’objet marchandise, il s’agit d’assurer à l’individu que ses besoins sont reconnus à l’égal de sa personnalité, être de besoins et de désirs : il en est le maître, il est libre de les formuler et de les satisfaire comme il l’entend, puisqu’il décide souverainement d’y mettre le prix. Ces fictions produisent la croyance en ce que nous avons appelé la substantialité des besoins.

Inversement les besoins sont l’objet d’une attention et d’un respect sans doute nouveaux dans l’histoire. Tant que les besoins relèvent de la catégorie de l’avoir et le rapport des besoins à leurs objets de celle de l’usage, ils s’intègrent dans les préoccupations d’économie domestique relativement simple, si du moins le nécessaire est assuré. Comme l’enseignent les économistes du 19ème siècle, la consommation est certes un moment du procès général de la production, après la production proprement dite, la distribution et l’échange. Marx qui discute la présentation qu’en donnent les économistes44, montre que fondamentalement c’est la production qui détermine le procès, elle en est « le point de départ effectif et par suite aussi le moment qui recouvre tous les autres »45, mais que prise dans son unilatéralité elle est déterminée par les autres moments. À partir du moment où les économies capitalistes des pays « riches » ont rejeté la production dans les ateliers du Tiers monde ou des BRICS, la consommation atteint un niveau d’unilatéralité et d’autonomie qui met en son centre l’individu consommateur et non plus le producteur. La disjonction des deux qui explique l’endettement, a comme effet de donner aux besoins le rôle joué par la production dans le procès à quatre moments. Ce sont les besoins qui déterminent la consommation. La production des besoins, leur auto production et reproduction sont pris dans un mouvement automate et acéphale, sans sujet ni fin. Dans l’injonction néo libérale à veiller au souci du capital que chacun de nous est (et non plus a), les besoins sont la forme et le paradigme de sa valorisation. D’où leur toute-puissance sur l’économie et sur les individus qui doivent se débattre avec eux comme s’il s’agissait d’une force étrangère avec laquelle il faut compter, qu’il faut surveiller, avec laquelle il faut passer des alliances ou au contraire se battre pour en limiter l’emprise : du même mouvement acheter, s’endetter, acheter des prêts relais à la banque pour pouvoir emprunter afin d’acheter, et applaudir à la création de commissions de surendettement. Mais le fétichisme n’est pas que la croyance en la puissance d’une force étrangère et redoutable, ambiguë car faste ou néfaste, « oubliant » que l’objet fétiche est une création humaine. Dans le cas du fétichisme de la marchandise, selon Marx, la croyance en la puissance inhérente à un objet masque que cette puissance exprime des rapports sociaux dont l’objet n’est qu’un aspect produit par eux. La force des besoins est l’envers de la dépendance à leur égard et l’ « oubli » que cette dépendance est produite de deux façons. La disponibilité des moyens des besoins, ils sont sous-la-main, s’accompagne d’une ignorance de leur fonctionnement qui n’est pas affecté par elle : la satisfaction de besoins dépend de moi à raison de la facilité et de la rapidité de leur usage. La deuxième raison de l’ « oubli » de la dépendance est l’invisibilité des producteurs effectifs des marchandises — le voile d’invisibilité se déchire quand se produisent des drames dus aux conditions serviles du travail. Nous prenons conscience du prix de notre goût pour le sucre lorsque nous apprenons qu’il est produit par la travail d’esclaves dans des plantations des Antilles, dit à peu près Montesquieu : leur goût est taché par le sang des ouvriers fouettés. Tant que nous l’ignorons nos besoins apparaissent comme un phénomène qui a lieu entre le sujet et l’objet et la société immédiate. Tout change quand le sujet délocalise l’objet de sa consommation et contextualise la satisfaction de ses besoins. Considérer ceux-ci depuis le lointain (l’ailleurs et l’étranger) permet de sortir de la fascination qu’ils inspirent.

1 Agnes Heller, La théorie des besoins chez Marx, trad. Martine Morales, Paris, Union Générale d’Éditions, 10/18, 1978, p. 38.

2 Voir l’étude de Corine Pelluchon, « Le monde des nourritures chez Lévinas : de la jouissance à la justice », Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, n° 49, 2012, p. 283-302.

3 Platon (Lysis 215c) et Aristote (Éthique à Nicomaque, 1155a-27b 1) citent ces vers d’Hésiode des Travaux et des jours, v.25 : « le potier porte envie au potier, l’artisan à l’artisan, le mendiant au mendiant et le chanteur au chanteur ».

4 Sur l’idée d’inquiétude chez Locke et Leibniz, voir Essai philosophique sur l’entendement humain et les Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, chap. xx, § 6, xxi, § 29, 31-40. Plus largement voir l’étude de Jean Deprun, La Philosophie de l’inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979. Deprun indique que l’on a proposé de traduire Uneasiness par « mésaise » en français (p. 348, note 69).

5 Notons que cette analyse s’inscrit aisément dans les principes de la physique moderne, principe d’inertie et de conservation du mouvement, qui permettent à Hobbes de prendre congé radicalement avec l’éthique des Anciens : ce n’est pas le repos qui est l’état « naturel » et désirable de l’homme, mais la poursuite, désir après désir, du pouvoir sans lequel aucune satisfaction des besoins ne peut être obtenue : « I put for a general inclination of all mankind, a perpetual and restless desire of Power after power », Leviathan, éd. Richard Tuck, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, I, chap. xi, p. 70.

6 Jonathan Cary, 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Paris, Zones, 2014.

7 Zygmunt Bauman, La société assiégée, trad. de Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2005, p. 251 et p. 267.

8 Ibidem, p. 261-262.

9 Voir l’interprétation spinoziste des Manuscrits économiques et philosophique de 1844 de Marx, par Franck Fischbach, La production des hommes. Marx avec Spinoza, Paris, PUF, 2005.

10 Voir Déclaration. Ceci n’est pas un manifeste, Paris, Raison d’Agir, 2013.

11 Voir Mauricio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, essai sur la condition néolibérale, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.

 

12Patrick Le Lay, ex PDG de TF1, interrogé dans Les dirigeants face au changement, Éditions du Huitième jour, 2004.

13Agnes Heller, « Les “ vrais et les « faux “ besoins », traduit de l’italien. Initialement paru dans Marxisme et démocratie, A. Heller, F. Heller, Maspero, 1981, repris dans Adorno Theodor W. et Heller Agnes, « Par-delà le vrai et le faux. Deux textes sur la théorie des besoins », Mouvements, 2008/2 n° 54, p. 19. (DOI 10.3917/mouv.054.001).

14 Je me permets de signaler que j’ai traité des conséquences pour la philosophie de la présence de la faim dans ce dialogue. Voir Jean-Claude Bourdin, « La notion de nature dans Le Neveu de Rameau (la faimet la philosophie morale de la nature » in Dix-huitième siècle, n° 45, « La nature »,2013.

 

15 Voir Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Éditions du Seuil, 1983, rééd. dans la collection « Points-histoire », 1992.

16Ces deux croyances ont pourtant fait l’objet d’un examen critique et inquiet chez Bayle et Diderot, qui ont considéré que le décalage des actions et des opinions était non pas une faute, mais un trait de la nature humaine qui aide à comprendre que les actions reposent sur d’autres prémisses que des « idées » : les passions, les intérêts, le corps, l’imagination et ses grandeurs d’établissement. Malheureusement les hommes des Lumières et leurs héritiers ont préféré passer outre, car ce genre d’analyse mettait en cause leur propre pratique et la conception qu’ils se faisaient de l’éducation et de l’enseignement de la philosophie. Cette notation concerne le républicanisme éclairé français.

17 Voir Octave Mannoni « Je sais bien mais quand même », nov. 1963, Les Temps modernes, Janvier 1964, n° 212, repris dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Points Seuil, 1969.

18 Le capital, L. I, 3ème section, chap. 5, trad. de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 199 et suiv. Les « moments » sont compris au sens hégélien : il y a « moments » lorsque pour un tout on peut dire que le rapport de ce tout et des ses « parties » est tel que l’unité du tout est l’unité d’elle-même et de sa différence, ou que l’unité est immédiatement une dans sa différence, et immédiatement différente dans son unité. À partir de là, le terme de « parties » est impropre (voir sur Empédocle, Geschichte der Philosophie, XVII, p. 378). À noter que dans L’idéologie allemande, Marx qui se démarque de la terminologie de la philosophie allemande, remplace « moments » Momente par Seiten, « aspects », pour,signale-t-il ironiquement, « employer un langage clair pour les Allemands », édition bilingue, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 93.

19 Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhof (1961), Paris, Le Livre de poche, s.d., p. 113.

20 Ibidem, p. 112 et suiv. Lévinas s’efforce d’éviter la réduction des besoins à une relation utilitaire avec ses objets. Les choses sont plus que le strict nécessaire ; en jouir, c’est remplir sa vie avec elles.

21 D’Holbach, Politique naturelle, Disc 1er, § 3, p. 348 Éditions Alive, Œuvres philosophiques, tome III, 2001, p. 348 

22 Même si la physiologie en fait un objet d’étude. Notre perspective est tout autre ; elle s’intéresse au besoin socialement déterminé.

23 Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [The Human condition], trad. de Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Agora, 1983, p. 85. Voir p. 76-89.

24 Parmi une abondante littérature sur le sujet, je signale de Luc Boltanski et Eve Chapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

25 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque : la prudence (1140-a 25-1140-b 30 ; 1141-b 9-1141-b 35), la bonne délibération, la sagacité, l’intelligence pratique, le jugement (1142-a 35-1143-b 15). Je rappelle que pour Aristote, l’esclave est au service de la vie de son maître : si « la vie est action et non production […] l’esclave est un exécutant parmi ceux qui sont destinés à l’action », il est un bien acquis qui a le statut d’une partie de quelque chose qui appartient à cette chose (son maître). Les Politiques, I, 4, 1253-b 5-15, trad. Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 97-98.

26 M. Heidegger, Être et temps, trad. de François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 163 et 164. Voir la traduction d’Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 105.

27 Idem.

28 Ces passages sont cités par Franck Fischbach dans Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, p.110-112.

29 Il faut lire les pages saisissantes de American Psycho de Bret Easton Ellis qui décrivent les produits dont s’enduit le héros, Patrick Bateman, pour ses soins de rasage, comme s’il copiait un catalogue de produits de beauté pour homme.

30 G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, §§ 190-193, trad. Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 266-268.

31 Avital Ronell, Addict. Fixations et narcotextes, trad. Daniel Loayza, Montrouge, Bayard, 2009, p. 222.

32 Ibidem, p. 142. Avita Ronell renvoie en note à Jacques Derrida, « Rhétorique de la drogue », Points de suspension, Paris, Galilée, 19902, p. 249.

33 Phénomène aperçu par Platon : sentir des démangeaisons incite à se gratter pour se soulager, une douleur qui surmonte la première engendre un plaisir. Voir Gorgias, 494-c.

34 Op. cit., p.112 et suiv., p. 124 et suiv., p. 142 et suiv.

35 Ibidem, p. 118.

36 Ibidem, p. 113.

37 Beaumarchais, Le mariage de Figaro, acte II, scène 21.

38 Gorgias, 494-b, trad. Monique Canto, p. 233 et 234.

39 J’avertis de ne pas donner au mot esprit une emphase philosophique particulière. À la suite des directeurs de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert, il me sert à rassembler les trois facultés, imagination raison et imagination. J’ai conscience qu’il peut être discuté. Mon usage est ici purement pragmatique.

40 Voir Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Les Éditions du Seuil, 1990, p. 244 et 245.

41 Ibidem, p. 247.

42 Ibidem, p. 245.

43 Sur la fracture énergétique, voir le travail de Philippe Éon, Politique de l’énergie, à paraître. Je remercie Philippe Éon de m’avoir communiqué son tapuscrit et de m’avoir éclairé sur la problématique politique des besoins en énergie.

44Voir l’analyse dialectique de Marx de ces quatre moments dans l’Introduction à la Critique de l’économie politique, trad. revue Jean-Pierre Lefebvre, édit. bilingue, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 127-157. Marx développe les rapports des quatre moments en fonction de la production, moment déterminant pour les économistes qu’il critique. Il veut montrer qu’il y a « action réciproque entre les différents moments » (p. 157) comme dans toute totalité organique. Le capitalisme contemporain a dissocié la consommation de la production.

45 Ibidem, p. 141.

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