Quelle « politique de la reconnaissance » chez Rousseau? Une étude conceptuelle des Considérations sur le gouvernement de Pologne

Théophile Pénigaud 

 

 PajouAbstract: Most of the studies about the notion of recognition in Rousseau’s works have focused on “amour-propre”, or self-love, as an “evil” or a “social pathology” (Honneth, 1994; Carnevali, 2004; Neuhouser, 2008). This article argues that the desire for recognition plays a positive role in Rousseau’s theory of a well-ordered society, as can be seen in the Considerations on the Government of Poland. A legitimate drive for recognition can even be considered as the basis for the citizen’s virtue. The desire for recognition leads to social pathologies and the associated political abuses only when it becomes alienated, under the influence of “opinion”. Therefore, the politics of recognition advocated by Rousseau does not only aim to establish equal dignity (against aristocratic opinion), as  has often been observed (Taylor, 1998) but also to separate the spheres of money and social recognition (against bourgeois opinion). The main conclusion of this article is that the politics of recognition described in the Considerations on the Government of Poland shows the internal relation, in Rousseau’s thought, between autonomy and non-alienation. This approach, it is suggested, could help widen the current philosophical studies on recognition.

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             L’étude de la reconnaissance chez Rousseau a été surdéterminée par la distinction devenue topique de « l’amour-propre » et de « l’amour de soi » qui s’origine comme on le sait dans le Second Discours. Là où l’amour de soi serait le sentiment immédiat qu’a l’homme de sa propre existence et de ce qui est bon pour lui, l’amour-propre brouillerait nos convictions sur l’authenticité en introduisant chez nous le besoin de reconnaissance: nos rapports intersubjectifs seraient marqués par la menace que le regard des autres ferait peser sur notre identité et sur la rectitude de nos jugements. Axel Honneth (1994) a le premier jeté une lumière rétrospective sur cette opposition canonique, qui vient alors constituer le prisme à travers lequel Rousseau aurait procédé à l’évaluation des « pathologies sociales » de son époque, anticipant, à sa manière, l’idée d’aliénation[1]. A sa suite, Barbara Carnevali (2004)[2] et Frederick Neuhouser (2008)[3] ont à leur tour fait du Second Discours le point de départ – et de la notion d’amour-propre le pivot, de leurs monographies respectives, le désir de reconnaissance y restant interprété comme la source d’un mal social auquel Rousseau se serait donné pour tâche philosophique de remédier.

            Ces lectures de Rousseau ont en commun sinon d’exclure, du moins de marginaliser les oeuvres relevant plus proprement de sa théorie politique. Je voudrais montrer dans cet article qu’il existe chez Rousseau une politique de la reconnaissance originale qui s’appuie sur les ressorts positifs du désir de reconnaissance[4]. Une telle politique se trouve mise en oeuvre dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne[5]. Quelques auteurs parmi lesquels Michael Walzer (1983) et Charles Taylor (1992)[6] ont manifestement relevé l’importance des thèses politiques de Rousseau sur la reconnaissance dans ce texte, mais à un titre simplement historique, en tant qu’étape de constitution d’une politique égalitaire de la reconnaissance, consommant la rupture avec l’honneur hiérarchique des sociétés d’ordre de l’Europe féodale : c’est la situation de Rousseau plus que sa conceptualité qui retient leur intérêt[7]. Ils manquent, du coup, la spécificité de sa perspective dans ce texte. Je me propose dans cet article, sur la base des études françaises de cette dernière décennie[8] de mener à bien une étude à la fois plus méticuleuse et plus conceptuelle des Considérations afin de restituer dans toute son originalité la politique de reconnaissance qui y est déployée, en identifiant chacun des niveaux où elle opère et des objectifs qu’elle se donne. L’enjeu, à l’interface du social et du politique, se révèlera consister dans l’avènement d’une opinion publique autonome, en tant que matrice d’appréciations bien-fondées et aiguillon de la vertu civique.

I. Introduction à la problématique du texte

Les Considérations sur le gouvernement de Pologne sont écrites selon toute vraisemblance de 1770 à 1771, soit près de dix ans après la parution du Contrat Social et de l’Emile. Ouvrage de circonstance, écrit sur commande et dans une conjoncture brûlante à laquelle Rousseau, qui adresse directement ses recommandations au peuple de Pologne, renvoie de manière aussi allusive que récurrente, il s’agit sans nul doute d’une des parties de son œuvre la moins arpentée en raison même de l’effort de contextualisation qu’elle exige : il ne saurait être lieu dans cet article de reconduire l’exposé complet de son cadre de référence[9]. Il s’agira plutôt, autant que possible, d’en donner une lecture conceptuelle, adossée à celle des œuvres antérieures ; nous nous emploierons donc à expliciter la manière dont la problématique propre des Considérations conduit Rousseau à aborder un certain nombre de sujets dont on peut légitimement rendre compte dans les coordonnées conceptuelles du discours philosophique sur la reconnaissance.

i. Contexte.

Au moment où Rousseau entame la rédaction des Considérations, la Pologne est dans un état critique : elle a provisoirement recouvré sa liberté politique mais ne laisse pas de prêter le flanc aux ambitions des grandes puissances riveraines qui s’invitent tout le XVIIIème siècle dans ses affaires internes et qui finiront par se partager ses restes. Pauvre, militairement dérisoire, politiquement paralysée et sous tutelle étrangère (car soumise à de constantes ingérences), elle n’a pour elle que l’appétit de la liberté dont les confédérés de Bar ont pour Rousseau suffisamment manifesté le sursaut. La préconisation essentielle qu’il adresse aux polonais se déduit de cette conjoncture fragile : les polonais n’ont d’autre option que d’anticiper la résistance civile, et d’abord en se rendant inassimilables dans aucun corps étranger : « vous ne sauriez empêcher qu’ils ne vous engloutissent, faites au moins qu’ils ne puissent vous digérer », p.959-960). La stratégie consistera donc à « établir tellement la République dans le cœur des polonais, qu’elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs » (ibid.). Ce qui suppose naturellement que soit formé ou plus exactement reformé un corps politique dont les membres se regardent mutuellement comme s’entr’appartenant. La politique de reconnaissance va jouer dans l’affirmation et l’affermissement de ce corps un rôle central.

ii. Problème.

Deux conditions devront simultanément être articulées en vue de la reconstitution du corps politique polonais : d’une part, la juste coordination de la puissance législative et de la puissance exécutive (constitutionnalité), d’autre part l’adéquation des passions et de la volonté générale dans le corps politique (citoyenneté). Du premier point de vue, il s’agira de  préserver, de stimuler et surtout d’étendre progressivement la puissance législative, pour y subordonner la puissance exécutive par la révision de l’accès aux magistratures, de la composition du Sénat et des prérogatives du Roi. La seconde relève de ce qu’on pourrait nommer la « morale politique », de cette « quatrième sorte de loi, la plus importante de toutes ; qui ne se grave ni sur le marbre ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’Etat ; qui prend tous les jours de nouvelles forces » (CS, II, XII). C’est manifestement dans ce cadre référentiel que s’ouvrent les Considérations.

« Qu’il soit aisé, si l’on veut, de faire de meilleures lois. Il est impossible d’en faire dont les passions des hommes n’abusent pas. (…) Il n’y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur le cœur des citoyens. Mais comment arriver aux cœurs ? C’est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force et les châtiments, ne songent guère, et c’est à quoi les récompenses matérielles ne mèneraient peut-être pas mieux; la justice même la plus intègre n’y mène pas, parce que la justice est ainsi que la santé un bien dont on jouit sans le sentir, qui n’inspire point d’enthousiasme, et dont on ne sent le prix qu’après l’avoir perdu. » (ibid., p.955)

Le problème central de l’ouvrage est celui de la corruption politique – d’où procède l’élusion  de la volonté générale et l’impuissance des lois. Corruption des gouvernants bien sûr dont la tendance est à l’abus de leurs prérogatives et qui deviennent « autant de petits despotes » (p.976), qui se détache sur un fond plus général de corruption morale qu’il incombe de prévenir et qui signerait la ruine de l’Etat (l’indifférence au commun). Or, c’est ici le point essentiel : la justice seule est impuissante à maintenir la constitution. Elle est de toute évidence une condition nécessaire, mais non suffisante. C’est à d’autres expédients que la menace des châtiments corporels ou le mirage de l’intérêt matériel qu’il s’agira de recourir : ni les archaïques démonstrations de violence (dénoncées dès le Discours sur l’économie politique), ni les processus incitatifs et positifs sur lesquels s’élabore l’économie politique naissante (la physiocratie, avec laquelle Rousseau s’est familiarisé quelques années plus tôt), ne sauraient combler le déficit intrinsèque d’autorité dont risque toujours de souffrir la loi même la meilleure, dont la puissance d’obligation propre (la légitimité) appelle un soutènement qui, sans interférer avec sa propre force, la nourrisse en lui adjoignant la sienne[10].

C’est précisément dans cet angle mort de l’action politique (cette « partie inconnue à nos politiques » que décelait Du Contrat Social, OC III, p.394) que les phénomènes liés à la reconnaissance vont se problématiser, signalés sous une foule de tentatives conceptuelles (passion, considération, honneur, jugement, estime publique, opinion publique, voix publique, etc.) dont l’enjeu du présent article sera de clarifier l’articulation. Il va devenir peu à peu évident que c’est en agissant sur le regard que les citoyens portent sur eux-mêmes et sur les institutions, et en dernière instance sur l’opinion qui en est la matrice que l’on atteindra les « cœurs ». C’est à cette condition, indissociablement politique et morale, qu’on pourra espérer prévenir l’asthénie du corps politique et la corruption du gouvernement.

Encore cette analyse est-elle par trop lapidaire : il convient bien sûr de la décomposer. Je montrerai successivement comment ce qu’on peut résolument considérer comme une « politique de la reconnaissance » dans les Considérations s’inscrit dans une visée égalitaire (2) ; a pour enjeu une certaine forme démocratique d’honneur (3) ; consomme une lutte originale, sur le plan symbolique, contre les idéologies de la nature aristocratique et du mérite bourgeois (4) ; enfin, participe de la formation de la citoyenneté démocratique et de l’avènement d’une opinion autonome (5).

2. Egale dignité et sentiments de communauté

i. Une politique de reconnaissance égalitaire

Le premier niveau de reconnaissance, qui entre en jeu dans la formation du corps politique, est celui de l’égale dignité des citoyens dont il résulte pour chacun, ipso facto, la reconnaissance d’autrui comme alter-ego politique. Et en effet, l’un des enjeux essentiels des Considérations – que Rousseau n’aborde, par égard pour ses commanditaires, qu’avec une obstination circonspecte, réside dans l’extension progressive des droits politiques à tous les polonais (ces droits étant accaparés par le seul ordre équestre). Tous les citoyens sont égaux sous le règne des lois : ceux qui ne sont pas citoyens « ne sont rien » (les bourgeois), voire « moins que rien » (les serfs). On le voit, l’échelle des dignités est fonction de la liberté politique et de son degré d’aliénation. La reconnaissance à tous les membres du corps politique des mêmes droits est précisément fondée sur l’égale liberté : principiellement sous la forme de l’indépendance (l’homme), politiquement sous la forme de l’autonomie (le citoyen). Le bourgeois a abdiqué ce qui faisait sa civilité, le serf son humanité[11].

Toutefois, l’égale dignité de droit ne suffit pas à consolider le corps politique, si elle n’est accompagnée de sentiments. Une chose est l’égal respect que se témoignent mutuellement les citoyens comme égaux politiques, autre chose la fierté qu’ils éprouvent comme citoyens polonais. Les solennités, cérémonies et honneurs publiques assurent dans le troisième chapitre des Considérations ce qu’on pourrait s’autoriser à nommer, à la suite de Walzer, le « respect de soi »[12]. Le respect égal comme reconnaissance formelle de la dignité de chacun exige une condition supplémentaire pour devenir respect de soi qui réside dans une dynamique de reconnaissance identitaire d’appartenance à un même groupe. La nation[13] est cet espace social, objet d’une construction imaginaire dans lequel l’égalité de titre va être pleinement éprouvée et vérifiée à travers l’identification de chaque membre à une communauté concrétisée dans des pratiques et dans des usages commun, dont il participe et tire de là une fierté spécifique : l’un des enjeux des « institutions nationales » (p.960) consiste ainsi à « donner aux polonais une grande opinion d’eux-mêmes et de leur patrie » (p.961), à travers un ensemble de solennités (rites, fêtes, jeux) accompagnées de spectacle, de récompenses ou de cérémoniaux honorifiques[14].

ii. Reconnaissance publique et idéologie

Evidemment, cette forme d’amour-propre collectif garantissant le respect de soi des polonais, qui consiste dans l’adoption d’un certain nombre de valeurs et d’usages indissociables de la volonté et de l’effort pour s’en rendre dignes et pour les promouvoir, constitue aussi bien une manière pour le gouvernement polonais d’obtenir davantage de ses citoyens. La « fierté », le « noble orgueil » des polonais qu’il s’agit de « flatter » (p.970) par ce recours à l’auto-représentation positive de la communauté politique, constituent les éléments indissociables de l’exigence fonctionnelle de stimulation du zèle patriotique (« je voudrais que par des honneurs, par des récompenses publiques, on donnât de l’éclat à toutes les vertus patriotiques », p.962). Par un aspect de lui-même – le « moi commun », l’individu est de cette façon arrimé à la patrie qui est entrée fortement voire intrusivement en jeu dans la formation de sa propre identité. Le « respect de soi » serait alors le sentiment que l’individu a de sa propre importance dans la mesure de sa participation et son niveau d’intégration dans la communauté nationale. Un lien s’esquisse à partir de là entre reconnaissance publique et pouvoir symbolique. Ainsi, la déférence face à l’autorité, le respect de l’ordre, l’assujettissement républicain sont préparés par la sensibilisation aux honneurs et aux cérémonies publiques.

« Ne négligez point une certaine décoration publique ; qu’elle soit noble, imposante, et que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les choses. On ne saurait croire à quel point le cœur du peuple suit ses yeux et combien la majesté du cérémonial lui en impose. Cela donne à l’autorité un air d’ordre et de règle qui inspire la confiance et qui écarte les idées de caprice et de fantaisie attachées à celle du pouvoir arbitraire. Il faut seulement éviter, dans l’appareil des solennités, le clinquant, le papillotage, et les décorations de luxe qui sont d’usage dans les cours. Les fêtes d’un peuple libre doivent toujours respirer la décence et la gravité, et l’on n’y doit présenter à son admiration que des objets dignes de son estime » (p.964).

L’« air d’ordre et de règle » dont s’entoure par le cérémonial l’autorité publique semble ici réactiver (en les transposant dans un registre républicain) les thèmes pascaliens de la « monstre » du pouvoir et des opinions du peuple saines : la force des institutions, garantes d’un certain ordre social, est éprouvée à même l’esthétique qui lui est consubstantielle. La gravité, la décence, la simplicité, devront être substituées au « papillotage » et aux luxueuses démonstrations de puissance qui sont le propre des monarchies : aux antipodes de la superfluité des cours européennes malades de leur vanité, c’est le « noble orgueil » des polonais qu’il s’agit ici d’enflammer[15]. On constatera surtout la résurgence dans ce texte de la thématique du « cœur » explicitement articulée au jeu des « yeux », indiquant un phénomène de reconnaissance publique qui fonctionne comme un processus d’orientation du regard par la mise en lumière et en spectacle des objets « dignes d’estime ». Ainsi, la ligne de partage dressée entre ce qui est vu et ce qui est ignoré, entre l’admirable et le  négligeable, indique clairement le champ des interventions du gouvernement en vue de susciter la vertu civique.

iii. Honneur et vertu : registre fonctionnel et registre normatif

L’usage du pouvoir symbolique en vue de conformer les jugements à ce qui est « véritablement estimable » est ce qui définit le plus essentiellement la politique de reconnaissance chez Rousseau. « Redressez les opinions des hommes, écrivait ce dernier dans Du Contrat Social, et les mœurs d’épureront d’elles-mêmes » (CS, IV, VII). On retrouve le même projet dans les Considérations, celui de « dominer les opinions et par elles gouverner les passions des hommes » (p. 965). Le plus souvent, cette partie de l’oeuvre de Rousseau gêne ou est tout bonnement dénoncée comme totalitaire, apparentée à la première ébauche d’un programme de « fabrique de l’opinion » (Melzer, 1992). On admettra que la fonction des solennités et honneurs publiques semble être à première vue de promouvoir et favoriser les vertus fonctionnellement indispensables à la reproduction d’un appareil de pouvoir républicain (dont l’action en vue du bien commun, appuyé sur une communauté nationale de valeurs et de mœurs définirait l’horizon normatif). On aurait en somme affaire, ici, à une politique de reconnaissance publique « idéologiquement » orientée au sens qu’assigne à ce terme Axel Honneth (pour qui les idéologies de la reconnaissance « veillent à assurer une disposition motivationnelle afin que s’effectuent sans résistance les devoirs et les tâches attendus », La société du mépris, p.262) vers l’unité de mœurs, le sacrifice de soi et le patriotisme.

Pourtant, il serait certainement réducteur et préjudiciable de ne voir dans ce dispositif qu’un pur et simple enjeu de pouvoir (symbolique) se prenant lui-même pour fin : l’impératif d’une société d’hommes vertueux s’ordonne à un autre ordre d’exigence, qui ne relève pas tant des principes du droit politique (le terme même de « vertu » est d’ailleurs quasiment absent du Contrat Social, alors qu’il est compulsivement surexploité par Rousseau dans le reste de son oeuvre) que du diagnostic critique opéré par Rousseau sur la société de son temps. Que la « vertu » apparaisse d’ailleurs comme le pôle de référence de la vie bonne, dont la distance qui nous en sépare mesure un degré d’aliénation est bien sûr patent dès le Premier Discours et a été dûment relevé par Axel Honneth (La société du mépris, p.50). En l’occurrence, si l’ostentation, particulièrement celle qui se fonde sur la richesse, apparaît si dangereuse, c’est en raison du processus qu’elle définit plus encore que du vice qu’elle représente, parce qu’en s’arrogeant une visibilité adventice, elle contribue à drainer une reconnaissance dont le sens social est douteux, et pour le moins opaque, là où la reconnaissance comme fait social est toujours la reconnaissance de quelque chose (une qualité estimable, une action utile, un talent rare etc.) : mécanisme dont l’amour-propre immédiat de la société naissante constitue l’archétype. Aussi bien la distinction de l’orgueil et de la vanité, ce lieu commun des moralistes, dont on a vu la résurgence dans le Projet de Constitution pour la Corse sur un terrain politique, peut-elle être réinterprétée d’un point de vue critique : l’orgueil serait le sentiment corrélatif d’une reconnaissance bien-fondée (s’appuyant sur des principes de jugement satisfaisants), la vanité le sentiment d’une reconnaissance mutilée dans son principe (ce que l’honneur monarchique, qui établit des distinctions arbitraires, induit spontanément).

La thèse soutenue dans cet article est que c’est dans cette pré-compréhension normative du phénomène de la reconnaissance sociale que Rousseau enracine sa critique des honneurs monarchiques (fondés sur une idée mutilée du processus de reconnaissance), pour leur substituer l’honneur démocratique non pas seulement en vertu d’une exigence fonctionnelle (comme condition d’un certain engagement dans la communauté républicaine), mais encore et surtout en vertu d’une exigence normative (au regard des attentes pré-institutionnelles enveloppées dans tous les rapports sociaux). Il en résulte que le pouvoir symbolique n’est pas employé dans les Considérations en vue de « fabriquer » l’opinion mais seulement de la « redresser ». Si l’opinion représente une menace, c’est qu’elle fait reposer l’honorabilité sur des principes inadéquats (le titre de noblesse ou la fortune). A l’inverse, les mœurs démocratiques supposent une disposition à faire dépendre la valeur que nous attribuons à nos propres actions directement du verdict du public qu’elles concernent, sans mise en jeu d’aucun préjugé.

La politique de reconnaissance égalitaire mise en oeuvre dans les Considérations se trouve ainsi avoir pour objet la restauration du sens inhérent aux actes de reconnaissances. C’est ce qui distingue la vertu du citoyen (le désir de l’estime publique) de l’amour-propre, dont l’unique occurrence dans notre texte précise clairement le contenu qui doit lui être assigné : il intervient en effet pour marquer, aux côtés du préjugé et de l’intérêt mal entendu, les réticences des maîtres à libérer leurs serfs (p.974). L’amour-propre est l’autre nom du mépris social[16]. A l’inverse, ce qui rend la vertu civique possible, chez tous les citoyens comme chez les gouvernants, c’est le motif qui l’alimente : le désir de reconnaissance bien-fondé, le désir de l’« estime publique ». C’est en cela que consistera l’honneur démocratique. C’est le point que je voudrais maintenant développer.

3. La recherche de l’estime publique vs les aliénations de l’amour-propre

i. Représentation et corruption

L’entreprise consistant à reformer une République polonaise inexpugnable, qui trouve sa plus solide assise dans le cœur des citoyens est largement dictée par l’urgence de la conjoncture : la condition du maintien d’un corps politique capable de résister à la pression de ses voisins réside en effet dans la co-appartenance effective de ses membres, qui suppose qu’ils se sentent à la fois également respectés comme citoyens et irréductiblement respectables comme polonais. Mais la difficulté philosophique majeure dont le texte enregistre la priorité reste, conformément aux avertissements du Contrat Social, celle de l’usurpation et de la corruption du gouvernement.

Face à la menace de corruption, Rousseau en appelle sans grande originalité à la « vertu », ce qui représenterait une solution dérisoire et à vrai dire archaïque si elle n’était fondée sur deux thèses fondamentalement modernes : la recherche de reconnaissance est la source la plus profonde de l’intérêt humain (plutôt que l’intérêt matériel)[17], son institutionnalisation dans une compétition régulière pour les honneurs publics reste l’unique moyen de sauver la validité et le sens des procédures démocratiques (c’est-à-dire d’assurer la subordination du gouvernement à la volonté générale), à l’intérieur d’un cadre intrinsèquement défectueux : celui de la représentation.

Le « vice radical » de la Pologne, en effet, est d’être un grand Etat, imposant de facto le recours à la représentation. A ce titre, l’Angleterre fait figure de repoussoir : « je ne puis, écrit Rousseau, qu’admirer la négligence, l’incurie, et j’ose dire la stupidité de la Nation Anglaise, qui, après avoir armé ses députés de la suprême puissance, n’y ajoute aucun frein pour régler l’usage qu’ils en pourront faire pendant sept ans entiers que dure leur commission » (p.979). Le même écueil devra en Pologne être évité : outre certains détails constitutionnels qui passent notre propos, deux moyens seront employés afin d’atténuer au mieux les risques de corruption. D’abord, dans la droite ligne du Contrat Social (III, chap. XII à XVIII), la « fréquence des Diètes, qui changeant souvent les représentants rend leur séduction plus coûteuse et plus difficile » (id.). Mais surtout, les représentants seront astreints à « suivre exactement leurs instructions et à rendre un compte sévère à leurs constituants de leur conduite à la Diète » (id.). C’est dès lors de l’estime de ceux dont il est publiquement responsable de la volonté que le Nonce est rendu sensiblement dépendant : « il faut qu’à chaque mot que le Nonce dit à la Diète, à chaque démarche qu’il fait, il se voit d’avance sous les yeux de ses constituants, et qu’il sente l’influence qu’aura leur jugement tant sur ses projets d’avancement que sur l’estime de ses compatriotes » (p.980). Ce qui s’esquisse ainsi dès le chapitre VII, c’est qu’une république effective requiert une forme nouvelle – proprement  démocratique, d’honneur qui entrave la « pente du gouvernement à dégénérer »[18]. Plus précisément, l’honneur démocratique présuppose chez les magistrats une sensibilité au regard et au jugement d’autrui, non pas en tant que sujet individué, mais en tant que « public ». C’est ce qu’il s’agit maintenant de comprendre.

ii. Estime publique et citoyenneté démocratique

A cet escient, on relira avec profit le chapitre des Considérations consacré à l’éducation publique. Sans même parler du jeu de « l’Etat extérieur », reproduction exacte « des causes, des jugements, des solennités » qui forment le quotidien des magistrats, appelé à devenir la « pépinière des hommes d’Etat qui dirigeront un jour les affaires publiques dans les mêmes emplois qu’ils n’exercent que par jeu », on remarquera que les contenus de l’éducation nationale sont bien pauvres (les lois, la géographie, l’histoire de la nation). Ses véritables enjeux, conformément à l’anthropologie de l’auteur de l’Emile, sont cristallisés dans les rapports (de concurrence, d’émulation, de respect des règles et d’autrui, d’égalité devant ses pairs, de sensibilité à l’égard du jugement public) qu’il s’agit de susciter, de moduler et d’infléchir dans une direction inverse à celle que leur imprime l’amour-propre spontané. D’où l’attention en apparence extravagante portée par Rousseau à l’organisation des jeux

« On ne doit point permettre qu’ils jouent séparément à leur fantaisie, mais tous ensemble et en public, de manière qu’il y ait toujours un but commun auquel ils aspirent et qui excite la concurrence et l’émulation. Les parents qui préfèreront l’éducation domestique, et feront élever leurs enfants sous leurs yeux, doivent cependant les envoyer à ces exercices. Leur instruction peut être domestique et particulière, mais leurs jeux doivent toujours être publics et communs à tous ; car il ne s’agit pas seulement ici de les occuper, ni de former une constitution robuste, de les rendre agiles ou découplés ; mais de les accoutumer à la bonne heure à la règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens et à désirer l’approbation publique. Pour cela, il ne faut pas que les prix et récompenses des vainqueurs soient distribués arbitrairement par les maîtres des exercices ni par les chefs des collèges, mais par acclamation et jugement des spectateurs » (p.958).

Ce passage explicite très clairement la manière dont la vertu se substitue dans l’expérience des jeux à l’amour-propre, tout en étant montée sur les mêmes ressorts anthropologiques, à savoir le désir de reconnaissance. L’amour-propre est un principe distinctif, il ne rapporte et ne compare que pour mieux séparer : tout l’inverse de l’« émulation », où la rivalité ne prend sens qu’à partir d’une égalité où se tiennent les adversaires et tout identiquement les équipiers. C’est la raison pour laquelle la « concurrence » se voit dans ce texte intrinsèquement unie à la règle, à l’égalité, à la fraternité même – image inversée de la concurrence économique d’où ne saurait procéder qu’une « multitude de rapports sans mesure, sans règle, sans consistance » (Manuscrit de Genève, p.282). Entre la lutte pour la reconnaissance, dont le moteur est négatif (sous la forme de l’affront ou de l’outrage) – qui n’est à proprement parler qu’une lutte d’égos où la relation, fermée sur elle-même, demeure biunivoque, et la recherche de l’estime publique d’autre part, essentiellement collective et impersonnelle (on constate qu’aucun arbitraire ne doit y être mêlé), il y a toute la distance de « l’état social naissant » à la société bien ordonnée. Le « désir de l’approbation publique » n’apparaît ici ni comme un principe socialement ségrégatif, ni comme un principe subjectivement aliénant : la raison en est que l’objet de l’approbation publique n’est pas un homme ou une qualité mais l’action collective et son résultat sensible immédiat (d’où la dimension acclamative du jugement du public, exempt de médiation réflexive, qui la prémunit en principe de toute distorsion par l’opinion ou les préférences particulières).

L’éducation publique inscrit ainsi dans les habitudes collectives une disposition à tenir grand compte de l’estime publique, dans des modalités strictement opposées à celles que définit l’amour-propre. Lamour-propre est égo-centré. Les attentes de reconnaissance ont pour source un moi à la fois « haïssable » (parce que préférentiel) et aliéné. L’amour-propre consiste ainsi dans la recherche purement égoïste de marques de reconnaissance. Il se définit par sa tendance à capter l’admiration d’autrui afin de lui extorquer en même temps que sa louange, un aveu d’infériorité. A ce titre il ne peut déboucher que sur le conflit social. La recherche de l’approbation publique, elle, est hétéro-centrée : elle a pour présupposé la compétence et la légitimité exclusives d’autrui à juger de la valeur publique de l’action dont il est, précisément en tant que « public », bénéficiaire[19]. C’est cette dernière caractéristique qui se révèle structurante de la course aux honneurs démocratiques dont l’éducation publique faisait office de laboratoire : le dispositif d’accès aux charges publiques impliquera en effet de « faire en sorte que tous les Citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public, que nul n’avance et ne parvienne que par la faveur publique, qu’aucun poste, aucun emploi ne soit rempli que par le voeu de la nation » (p.1019). Le terme de « citoyen » doit être pris ici dans l’acception stricte de « membre actif de la République, j’entends ceux qui auront part à l’administration » (p.1020), qui rejoint celui d’Aristote. C’est seulement en tant qu’il brigue la magistrature qu’un citoyen passe, tout au long de sa vie, au crible de l’approbation publique : « chacun est libre de ne s’y pas présenter » (ibid.). C’est donc le souci de l’estime publique en tant que verdict immédiat des bénéficiaires de l’action qui donne son contenu à la vertu du magistrat dont le développement consacré aux jeux publics faisait déjà apparaître la structure d’opération.

iii. Le cursus honorum ou l’intérêt au désintéressement

Le chapitre XIII des Considérations, intitulé « projet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres du gouvernement », définit de manière éclairante la forme que pourrait prendre une compétition réglée pour les honneurs dans un cadre démocratique. C’est en effet le pur désir de distinction dont il s’agit de faire le mobile subjectif d’engagement dans les carrières publiques. La satisfaction de ce désir sera garanti dans la forme sommaire d’honneurs d’Etat, échelonnés sur « trois classes, marquées par autant de signes distinctifs, que ceux qui composeront ces classes porteront sur leur personnes » (p.1020). Rousseau ne renonce donc nullement à la notion d’honneur, il la réinvestit plutôt d’un contenu adéquat, prétendant la ramener à ce qui en aurait été le sens originel : « les ordres de chevalerie qui jadis étaient des preuves de vertu, ne sont maintenant que des signes de la faveur des rois » (p.1020.). La critique rousseauiste des honneurs nobiliaires est celle des abus avec lesquels ceux-ci s’identifient : distribués sans aucune relation aux significations sociales qui président aux témoignages de reconnaissance, ces honneurs sont l’expression d’un arbitraire, consommant, associés aux privilèges qu’ils octroient, l’entrée dans une ère d’inégalités à la fois injustifiable et insoutenable. A l’inverse, l’honneur démocratique a pour signification inhérente le service public, dont le public apparaît précisément seul apte à juger de la conformité.

Cependant Rousseau ne compte évidemment pas sur la bonne volonté des impétrants aux carrières publiques pour accorder la satisfaction du désir de reconnaissance à la vertu. Tout l’intérêt du procédé de course aux honneurs est dans le moyen de les acquérir, rendant, par le jeu de l’institution, effective parce que seule efficace la substitution, à la dynamique préférentielle de l’amour-propre, de la recherche de l’estime publique. L’enjeu réside dans la constitution d’un « intérêt au désintéressement », pour reprendre les termes de Bourdieu[20], c’est-à-dire dans l’apparition d’une classe de magistrats (d’agents publics) qui, en vertu d’intérêts particuliers spécifiques (à la reconnaissance publique et à l’avancement) se voient disposés et prédisposés à agir conformément aux principes du bien commun.

Des charges publiques « subalternes » à la fonction suprême (la royauté), le passage d’une magistrature à l’autre se voit strictement conditionnée par l’approbation publique. C’est ainsi sur la base « du témoignage de la voix publique », et non uniquement sur l’appréciation de leurs supérieurs, que les jeunes citoyens verront leur office en tant qu’avocats, juges, régisseurs de fonds publiques, autant de « postes inférieurs qui donnent à ceux qui les remplissent occasion de montrer leur mérite, leur capacité, leur exactitude et surtout leur intégrité », couronné du titre de spes patriae (« Servants d’Etat »), qui leur ouvre la porte de la députation. De même, c’est sur la base de la « relation d’approbation » qu’il obtient de ses constituants, trois fois répétée, que le Nonce peut aspirer au titre de Civis Electus (« élu »). La même formule conditionne l’accès au titre de Custos Legum (« Gardien des Lois ») : un sénateur de second rang demeurant deux ans en place, c’est au terme d’une triple élection marquée chaque fois d’une relation d’approbation de la Diète qu’il l’obtient. A ceux-ci, l’accès aux magistratures les plus élevées sera ouvert « mais de manière à n’y pouvoir arriver encore que par la voix publique et à force de vertu ». C’est toujours sur le même régime d’une conformité de l’action à l’opinion publique – qu’on ne confondra pas avec la volonté générale, que le passage d’un niveau à l’autre de l’administration s’effectue.

Ce qui ne fait néanmoins, bien sûr, que différer ou déplacer la question de la corruption : « on dira peut-être ici que tous ces actes d’approbation donnés d’abord par des corps particuliers, ensuite par des Diétines et enfin par la Diète seront moins accordés au mérite, à la justice et à la vérité qu’extorqués par la brigue et le crédit » (p.1022). Rousseau ne sous-estime évidemment pas la tendance de tout corps intermédiaire à couper ses intérêts de l’intérêt public. C’est sur un autre plan, non pas constitutionnel mais social ou moral, que le problème comme sa résolution sont du même coup reportés : « à cela je n’ai qu’une chose à répondre. J’ai cru parler à un peuple qui avait du ressort et des vertus, et cela supposé, mon projet est bon. Mais si déjà la Pologne en est à ce point que tout y soit vénal et corrompu jusqu’à la racine, c’est en vain qu’elle cherche à réformer ses lois et à conserver sa liberté ». Gardons-nous de suspecter dans l’emploi du mot de « vertu » une nouvelle dérobade ou un deus ex machina politique : la vertu dont il est ici fait mention consiste dans une certaine forme de civisme (ou de morale politique) dont l’« opinion publique » est l’enjeu. En effet, si l’éloge ou le blâme publiques fournissent le titre de la solution à l’obstacle que représente la corruption, c’est de manière seulement conditionnelle. La procédure démocratique peut voir son sens altéré lorsqu’elle subit l’hétéronomie de principes d’estimation inadéquats dont la préférence aristocratique ou l’individualisme économique sont autant espèces. C’est l’attraction qu’exerce sur l’opinion de tels principes d’estime et de préférences qui « extorque » son verdict au public, conduisant à un jugement public mutilé. Cette façon de mettre à l’ordre du jour de la réflexion politique l’infrastructure morale nécessaire à l’effectivité des procédures démocratiques n’est rien moins que désuète : il suffit de penser à un phénomène aussi récent que le berlusconisme pour se faire somme toute une idée très concrète de ce que la miction de jugements d’estime fondés sur le prestige privé et les réseaux d’influence[21] avec le plébiscite public peut générer d’aberrations en matière démocratique.

C’est donc l’ensemble des citoyens dont il s’agit de prévenir la corruption des valeurs – à  l’influence souterraine du préjugé social, substituer l’autorité explicite d’une opinion publique autonome et droite. Ce qui suppose deux opérations : la première, de législation fondamentale, intervenant directement sur les « objets de l’estime » (V), la seconde, d’institution, consacrant le rôle démocratique d’une opinion publique autonome à travers la mise en place de comités censoriaux (VI).

IV. économie publique de la reconnaissance vs économie politique (et ses significations imaginaires sociales)

Deux opinions altèrent et biaisent profondément la compréhension que les agents sociaux se font de leur importance sociale et les actes de reconnaissance qui s’y rapportent. La première  est celle qui repose sur le préjugé d’un différentiel de dignité selon la naissance. A cela, Rousseau oppose que la dignité de citoyen peut s’acquérir à travers une conduite digne d’estime, que les tribunaux censoriaux auront pour fonction d’identifier et de promouvoir (les tribunaux censoriaux ont le double rôle parallèle de décerner des honneurs publics et d’affranchir les serfs ou d’anoblir les bourgeois). La seconde est celle qui, implicitement, fait reposer la valeur des hommes sur la valeur des biens qui sont en leur possession, celle qui fait de la réussite sociale bourgeoise l’étalon de toute réussite, sur fond de l’idée qu’une société prospère est une société où beaucoup d’argent permette d’acheter beaucoup. A cela, Rousseau oppose trois thèses. La première, que la richesse n’est pas la source pure de l’avidité qu’elle suscite, mais seulement le moyen d’obtenir ce qui est plus fondamentalement désiré à travers elle : la reconnaissance sociale (i). La seconde, que l’économie politique n’est qu’une économie de la reconnaissance parmi d’autres et que cette économie est très mauvaise, parce qu’elle ne débouche pas sur les conduites pourvues de valeur véritable, à savoir celles qui s’accompagnent d’un bénéfice public (ii). La troisième, que ramenée à ce qu’elle est et signifie en et pour elle-même (la satisfaction d’un intérêt de jouissance), la richesse devrait constituer un bien social relativement moins prisé, dans une société bien ordonnée, que l’estime publique, qui satisfait l’intérêt le plus profond : celui de la reconnaissance (iii).

Le chapitre XI des Considérations s’ouvre ainsi sur le développement éloquent d’une alternative sans milieu entre deux « systèmes économiques ». Dans un cas, il importe qu’un « bon système de finance » fasse « bien circuler l’argent », accroissant inséparablement le faste et la misère ; à la prédominance de l’argent s’ordonnant les conduites d’intérêt, les citoyens seront et devront être « avides », « intrigants » et « fripons », à l’instar de tous ceux des grands Etats d’Europe. Dans l’autre, la prospérité de la nation sera assurée par une économie de subsistance faisant peu de superflu et suscitant peu de besoins, sur laquelle se grefferont d’autres passions que celles de l’argent, d’autres plaisirs que ceux qui sont exclusifs : à savoir les passions de communauté, dument fondées dans le désir de l’estime publique. Une telle entreprise n’impose pas seulement qu’on donne la priorité à l’agriculture et aux « arts utiles à la vie » (p.1008), ce sur quoi d’ailleurs Rousseau et les physiocrates s’accordent (fortuitement). Elle suppose encore un profond changement de mentalités : l’enjeu étant de redresser l’opinion afin d’amener les citoyens à voir non dans l’argent, mais dans la conduite publique vertueuse, la première source de la valeur, entreprise qui relève de la législation fondamentale.

i. Les significations imaginaires de l’estime sociale

 Que le partage de l’estimable et du méprisable soit une opération ressortissant au législateur, c’est ce qu’atteste un fragment dont l’importance a jusqu’ici été négligée et dans le prolongement duquel le chapitre 11 des Considérations s’inscrit indubitablement. On y trouve d’abord formulée la thèse de l’antécédence anthropologique du désir de reconnaissance sur le désir de posséder :

« C’est une des singularités du cœur humain que malgré le penchant qu’ont tous les hommes à juger favorablement d’eux-mêmes, il y a des points sur lesquels ils s’estiment encore plus méprisables qu’ils ne sont en effet. Tel est l’intérêt qu’ils regardent comme leur passion dominante, quoiqu’ils en aient une autre plus forte, plus générale, plus facile à rectifier, qui ne se sert de l’intérêt que comme d’un moyen pour se satisfaire, c’est l’amour des distinctions. On fait tout pour s’enrichir mais c’est pour être considéré qu’on veut être riche. Cela se prouve en ce qu’au lieu de se borner à cette médiocrité qui constitue le bien-être chacun veut parvenir à ce degré de richesse qui fixe tous les yeux, mais qui augmente les soins et les peines et devient presque aussi à charge que la pauvreté même. Cela se prouve encore par l’usage ridicule que les riches font de leurs biens. Ce ne sont point eux qui jouissent de leurs profusions et elles ne sont faites que pour attirer le regard et l’admiration des autres. Il est assez évident que le désir de se distinguer est la seule source du luxe de magnificence (…).» (Fragments Politiques, V, p.501-502)

Rousseau, qui a débuté plus tôt par faire l’éloge de la vertu des antiques, subvertit d’avance l’objection descriptive consistant à affirmer que l’homme moderne, contrairement aux anciens, serait d’abord préoccupé de sa réussite privée, en établissant qu’un même principe anthropologique régit les deux comportements. Les lacédémoniens n’agissaient vertueusement que « pour être estimés vertueux » ; de la même manière, à l’époque moderne, « on fait tout pour s’enrichir mais c’est pour être considéré qu’on veut être riche ». Sans cela, le luxe d’ostentation est inexplicable. Les penseurs de l’intérêt méconnaissent donc le principe même qu’ils placent au cœur des appétits humains. L’intérêt de propriété n’est pas à lui-même son fondement, il est l’un des moyens de satisfaire un intérêt plus profond et plus universel : celui de la reconnaissance sociale. Si l’avidité des hommes est sans bornes c’est précisément parce qu‘elle n’a pas tant pour objet une satisfaction matérielle (de confort) qu’une satisfaction symbolique (de reconnaissance).

« Il est donc certain que c’est moins en nous-mêmes que dans l’opinion d’autrui que nous cherchons notre propre félicité. Tous nos travaux ne tendent qu’à paraître heureux. Nous ne faisons rien pour l’être en effet, et si les meilleurs d’entre nous cessaient un moment de se sentir regardés, leur bonheur ni leur vertu ne seraient plus rien » (p.502-503)

Les plus vertueux, les « meilleurs d’entre nous » n’ont pas d’autres mobiles que ceux-là mêmes qui alimentent l’attitude du riche s’évertuant à diriger sur lui les regards par l’ostentation de son superflu ; seuls les moyens diffèrent, l’orientation est constante, la recherche de reconnaissance seule aimante toutes les conduites. Loin s’en faudrait cependant que ces moyens fussent indifférents : la richesse est un instrument dangereux qui distord sans cesse le lien entre les qualités du sujets et la reconnaissance qu’il tire de ses actions. Le choix du moyen approprié pour la quête et la conquête de la reconnaissance apparaît dès lors comme un chapitre incontournable de toute législation fondamentale : si l’on ne saurait faire que l’homme cesse de chercher à exister dans le regard d’autrui (« nous préférions ne pas être à n’être pas regardés », écrit Rousseau dans la Lettre sur la vertu), il demeure possible d’agir sur les règles mêmes qui président au partage du visible et de l’invisible, de l’estimable et du méprisable, de l’honorable et du déshonorant.

« Celui là voulait être admiré par sa valeur, un autre par sa puissance, un autre par sa richesse, un autre par sa bonté. Tous veulent être admirés. Voilà la secrète et dernière fin des actions des hommes. Il n’y a que les moyens de différents. Or, ce sont ces moyens dont le choix dépend de l’habileté du législateur. » (p.503)

Les objets de l’estime apparaissent ici comme des significations arbitraires, qui ressortissent pour le dire avec Castoriadis à l’institution imaginaire de la société[22]. Si la recherche de l’estime d’autrui est une constante anthropologique, le contenu de l’estime, les règles de sa distribution, relèvent d’un acte originaire d’institution dont le législateur constitue ici la figure évidente. La « valeur » de la noblesse féodale, la « puissance » du spartiate, la « richesse » du moderne, la « bonté » du chrétien sont autant d’institutions imaginaires débouchant sur leur propre logique de promotion et de destitution sociales. Toute la question (qui rend la démarche de Rousseau particulièrement originale) est dans l’articulation de ces logiques sur les principes du droit politique : laquelle de ces logiques de distinction constitue-t-elle le meilleur soutènement? L’une d’elles cause de manière indéniable un tort particulier à la société politique, à savoir celle qui fait de la richesse le principe fondamental de toute distinction sociale : « j’avoue que les richesses sont toujours la première voie qui se présente; car, outre la considération qu’elles attirent, ce sont elles qui procurent encore les commodités de la vie, mais accompagnées de tous les maux que la vie d’intérêt fait tous les jours aux mœurs, à l’Etat et aux citoyens. Il s’agirait donc de faire qu’il n’y eût rien à gagner pour les commodités de la vie à être riche, et qu’il y eût à perdre pour la considération » (p.503). L’argument est limpide : les richesses ont une tendance intrinsèque à prévaloir parce qu’elles sont simultanément source de considération et de bien-être. Mais les abus irrémissibles que suscite l’inflation des richesses dans l’état civil sont bien connus des lecteurs de Rousseau : l’inégalité de considération qui suit l’inégalité des possessions, rendant plus cruel encore le partage qu’elles instaurent entre possédants et dépossédés, l’argent y passe bientôt pour le seul bien désirable ; les lois, confortant la domination de quelques riches sur la « multitude affamée » perdent tout crédit ; en définitive, l’idée même d’intérêt commun se perd et l’association civile, aveugle à elle-même n’existe plus qu’au titre de simulacre, ses membres ne sentant plus liés les uns aux autres que de façon extrinsèque et contingente.

La seule solution consisterait donc à désintriquer la sphère de la fortune personnelle et celle de l’estime sociale. Les « commodités de la vie » seront garanties à tous, les richesses déconsidérées au profit de conduites véritablement estimables qui en subtilisent la force symbolique : « il s’agirait d’exciter le désir et de faciliter les moyens de s’attirer par la vertu la même admiration qu’on ne sait s’attirer aujourd’hui que par la richesse » (p.502). Le chapitre 11 des Considérations signe la mise en œuvre d’une telle politique de reconnaissance.

ii. Economie publique de la reconnaissance vs économie politique

Substituer les échanges de considération aux échanges monétaires afin de jeter les bases d’une société bien ordonnée suppose de démystifier le modèle dominant, à savoir celui que les économistes de l’école de Quesnay sont en train de formaliser sous forme scientifique, qui fait de l’intérêt pécuniaire le premier mobile des actions humaines, dans lequel la circulation des espèces apparaît aussi essentielle que celle du sang dans le corps humain et qui fait de l’augmentation du « produit net » l’alpha et l’oméga de toute félicité sociale. Autant dire que la confrontation aux thèses physiocratiques qui a eu lieu quelques années plus tôt[23] est rejouée au chapitre 11 des Considérations sur un plan purement symbolique : l’économie politique n’est plus amendée de l’intérieur de ses propres prétentions, mais dénoncée radicalement comme le reflet d’un certain modèle de société dont il s’agit de désamorcer la prétention à l’universalité (p.1003-1004). Ce sont les bases d’une véritable « économie publique »[24] de la reconnaissance qui sont dès lors jetées dans ce chapitre, que Rousseau présente comme la seule véritable alternative à la société bourgeoise naissante : à l’appétit des richesses devra être substitué le désir de l’estime publique, à l’objectif de croissance économique celui du bien public, à l’argent les honneurs. Le « système économique » préconisé par Rousseau opère un triple décentrement théorique par rapport à l’économie politique naissante, opérant la redéfinition conjointe du sujet d’intérêt ou homo economicus (A), de la nature de la valeur (B) et du mode de sa création et de sa distribution (C), l’enjeu étant, d’une part, de montrer que ce « bon système économique » offre de meilleures perspectives politiques et sociales et d’autre part qu’il constitue un système plus cohérent parce qu’il effectue le départ entre les processus de distribution de la reconnaissance sociale et de répartition des richesses dont la confusion entraîne les pires abus.

A. Concevoir un « bon système économique » qui ne soit pas un système de finance et d’argent suppose de réfuter la thèse selon laquelle l’argent constituerait le plus profond et le plus constant des intérêts humains (passant, dès lors, pour une « bonne » passion politique, thèse dont Hirschman a montré la manière dont elle a préparé politiquement la justification du capitalisme[25]). Pour un physiocrate tel que Mercier de la Rivière, dont Rousseau a pris connaissance de l’oeuvre en juillet 1767, c’est dans l’intérêt de chacun à la plus grande quantité de propriétés, soit d’objets de jouissance possibles, que réside la clé de l’ordre politique accompli (le consensus social s’établissant autour de l’augmentation du produit net, c’est-à-dire la croissance économique). Ce que Rousseau conteste en premier lieu, c’est précisément cette assimilation de l’homme à un « sujet d’intérêt » conçu sous l’espèce d’un individu resserré sur lui-même et sur ses jouissances privées. Aux yeux de Rousseau, on ne saurait prendre pour base de réflexion du bon système économique un tel échantillon d’humanité, dont il ne faudrait pas oublier qu’il est un résultat et non une donnée de fait. Il écrit ainsi :

« On ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt, je le sais; mais l’intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même, je le répète avec confiance et le soutiendrai toujours, le moindre et le plus faible aux yeux de qui connait bien le cœur humain. Il est naturellement dans tous les cœurs de grandes passions en réserve; quand il n’y reste que celle de l’argent, c’est qu’on a énervé, étouffé toutes les autres qu’il fallait exciter et développer » (p.1005).

Le sujet d’intérêt des économistes n’a d’existence que performative, par abstraction d’une source d’intérêt plus profonde (la reconnaissance d’autrui) que les processus économiques et l’intérêt privé (dont l’argent rend possible l’illusion) ont fini par se subordonner et par corrompre (sous la forme de l’amour-propre). La source primordiale de l’intérêt humain en tant qu’être socialisé n’est pas dans le bien-être (ou la jouissance possible) mais dans l’opinion d’autrui[26]. C’est en tant qu’elle vaut pour les autres que ma richesse m’octroie la valeur que je me reconnais à travers elle. L’économie bourgeoise, fondée sur une certaine élection des objets dignes d’être recherchés et donc des conduites dignes d’être encouragées, suscite une anthropologie particulière dans laquelle elle trouve ipso facto les conditions de sa vérification. Rousseau affirme en vertu du même principe qu’une autre économie est possible en relation à d’autres objets d’estime et corrélativement à d’autres passions humaines. Aux passions d’appropriation, liées à une idée mutilée de l’estime de soi (relative à la quantité de propriétés ostensibles), devront donc progressivement être substituées les passions relevant du commun qui s’ordonnent spontanément à l’estime que nous portent nos semblables. Elles seules s’avèrent susceptibles d’engendrer des services dont la valeur (publiquement attestée) puisse être tenue pour absolue, là où les passions de l’argent n’aboutissent qu’à obérer les liens qui nous attachent les uns aux autres, débouchant sur des sentiments d’indifférence et d’impunité.

B. Second principe du « bon système économique » : la « richesse des nations » n’est pas dans le « produit net » mais dans l’action publiquement et manifestement « considérable ». Là où le logiciel intellectuel des économistes contribue incidemment à la valorisation des richesses, ce qui induit qu’on les recherche en tant que moyen de capter la considération, c’est ici la considération même qui devient source et mesure de toute véritable richesse. La considération est le véritable étalon de la valeur et c’est dans l’économie publique de la reconnaissance qu’est tout « l’art d’anoblir les âmes et d’en faire un instrument plus précieux que l’or » (p.962). La politique de reconnaissance  consiste ainsi dans une entreprise de redéfinition de la « richesse », irréductible à une masse monétaire : « ce n’est pas le signe qu’il faut multiplier, mais la chose représentée ». La question est : quelle est la chose représentée? Bien sûr, d’une part, Rousseau a en vue l’agriculture et les « arts utiles à la vie » : c’est l’une des maximes de l’économie publique que de pourvoir aux besoins de chacun (DEP, p.262). Mais la chose représentée se révèle en définitive, à bien lire le chapitre, consister surtout dans les services, à savoir l’ensemble des actions ordinaires et extraordinaires dont la valeur soit directement fonction d’un bénéfice publiquement éprouvé. Ce sont ces actions qu’il s’agit d’encourager et de stimuler non par des récompenses pécuniaires (inadéquates à leur objet), mais par des honneurs et de la considération (ce sera notamment le rôle des comités censoriaux). Ce sont elles qui font la vraie « richesse » des Etats. Lorsque Rousseau écrit des honneurs qu’ils sont à proprement parler une « ressource » abusivement négligée et qu’ils composent le trésor public, c’est pour mieux souligner leur statut d’éléments fondamentaux de son économie et, en définitive, de toute économie en général puisque l’argent (ou la richesse matérielle qu’il signifie) n’est tant désiré que parce qu’il est « en honneur », parce qu’il conditionne les processus d’échange et de distribution d’un bien social plus profond : l’estime d’autrui.

C. La dernière thèse découle de la précédente : l’argent ne saurait constituer le véhicule ou la mesure de la valeur. Il n’y a qu’un rapport contingent entre la possession d’argent et la véritable source de toute valeur, à savoir le service public dont le public représente précisément, en tant que bénéficiaire, le quantificateur qualifié. Rousseau ne condamne pas uniquement les opérations pécuniaires en tant qu’elles tendent à perdre le rapport intrinsèque qui les lie aux objets du commerce (antique condamnation de la chrématistique), il les condamne aussi bien parce qu’elles opacifient les rapports des sujets à leurs mérites.Ce qui manque aux opérations pécuniaires pour fonder un ordre économique viable, c’est d’abord la publicité.

« L’emploi de l’argent se dévoie et se cache ; il est destiné à une chose et employé à une autre. Ceux qui le manient apprennent bientôt à le détourner, et que sont tous les surveillants qu’on leur donne, sinon d’autres fripons qu’on envoie partager avec eux. S’il n’y avait que des richesses publiques et manifestes, si la marche de l’or laissait une marque ostensible et ne pouvait se cacher, il n’y aurait point d’expédient plus commode pour acheter des services, du courage, de la fidélité, des vertus. »

L’argent pouvant être dépensé, échangé, et acquis de toutes sortes de manières, sa relation aux mérites supposés en avoir occasionné l’obtention reste absolument incertaine. Toute la visibilité conférée par la richesse consiste dans un pur résultat coupé d’origine. C’est la raison pour laquelle l’argent ne doit jamais devenir le vecteur de l’estime et de la considération sociales. Tel est l’avantage de la recherche de l’estime publique sur l’intérêt pécuniaire. L’estime bien-fondée en effet est toujours relative à une action donnée et à un bénéfice vérifiable : elle a son sens dans la relation interne de l’agent et du patient. Son résultat n’a rien de durable et ses emplois ne peuvent être différés, contrairement à ceux des récompenses pécuniaires. Enfin, l’estime publique ne saurait être capitalisée : elle est conditionnelle aux vertus actuelles qu’aura manifesté celui qui en reçoit le témoignage (le « blâme peut toujours faire déchoir » et les « distinctions ne doivent pas plus être héréditaires que les qualités sur lesquelles elles sont fondées »).

D’où les avantages incomparables de cette ressource négligée que sont les honneurs publics, dont l’objectif est de promouvoir les actions dignes de considération. « Ce trésor des honneurs est une ressource inépuisable » (p.1007), là où les ressources matérielles sont en quantité limitée[27] – on ne saurait se lasser des services (« heureuse la nation qui n’aura plus de distinction pour la vertu », ibid.) ; les richesses qu’elle suscite (sous forme de bien commun) ne sauraient être accaparées ou profiter à quelques individus seulement : si les honneurs sont bel et bien autant de distinctions dont la valeur ne peut être que différentielle, les effets des conduites que ces honneurs promeuvent sont par essence un profit public.

Ainsi, quand bien même la circulation des espèces (le « système de finance ») serait économiquement soutenable (ce qui est un truisme : « l’argent est la véritable semence de l’argent », Fragments politiques, p.522), elle constituerait encore une très mauvaise économie politique (« l’argent est à la fois le ressort le plus faible et le plus vain que je connaisse pour faire marcher la machine politique, le plus fort et le plus sûr pour l’en détourner », p.1005) et une bien piètre économie de la reconnaissance : les récompenses pécuniaires étant grevées de cette propriété « de n’être pas assez publiques, de ne parler pas sans cesse aux yeux et aux cœurs, de disparaître aussitôt qu’elles sont accordées, de ne laisser aucune trace visible qui excite l’émulation en perpétuant l’honneur qui doit les accompagner » (ibid.).

La politique de reconnaissance préconisée par Rousseau consistera donc à contenir l’inflation non seulement matérielle mais encore symbolique de l’argent et à en restreindre l’usage aux échanges particuliers, pour lui substituer une autre économie des conduites dont le principe soit et demeure la recherche de l’estime publique – par rapport à laquelle l’argent ne constitue par ailleurs, qu’un moyen inapproprié et non un intérêt distinct. Ce qui supposera de dissocier la possession de richesse de toute considération jusqu’à placer argent et reconnaissance en situation de pure et simple contradiction.

« Je voudrais que tous les grades, tous les emplois, toutes les récompenses honorifiques se marquassent par des signes extérieurs, qu’il ne fût jamais permis à un homme de marcher incognito, que les marques de son rang ou de sa dignité le suivissent partout, afin que le peuple le respectât toujours, et qu’il se respectât toujours lui-même ; qu’il pût ainsi toujours dominer l’opulence; qu’un riche qui n’est que riche, sans cesse offusqué par des Citoyens titrés et pauvres, ne trouvât ni considération ni agrément dans sa patrie; qu’il fut forcé de la servir pour y briller, d’être intégré par ambition, et d’aspirer malgré sa richesse à des rangs où la seule approbation publique mène, et d’où le blâme peut toujours faire déchoir » (p.1007).

Le caractère sommaire d’une telle mesure de renversement des profits symboliques ne doit pas faire perdre de vue l’essentiel : la richesse n’est pas stigmatisée pour elle-même, elle l’est seulement dans sa prétention à se subordonner le mérite et à constituer l’étalon de toute valeur. De l’autre coté, les honneurs devront être recherchés pour eux-mêmes et rendus de ce fait strictement indépendants de toute autre source de valorisation. La valeur personnelle sera découplée de tout rapport aux propriétés matérielles et à tout ce qui pourrait donner lieu à un bénéfice marchand : les signes distinctifs que Rousseau se figure pour marquer les étapes du cursus honorum sont significativement « des plaques de divers métaux, dont le prix matériel serait en raison inverse du grade de ceux qui les porteraient ». Aussi bien l’objectif implicite est-il dans la constitution d’une forme de considération alternative et concurrente à celle qui devient prédominante, à savoir la réussite sociale bourgeoise (le succès des entreprises privées). Ainsi le pouvoir symbolique d’Etat devra-t-il s’exercer de telle sorte que les distinctions ne soient plus relatives « qu’au mérite, aux vertus, aux services rendus à la patrie ». C’est bien sûr dans cette perspective qu’on doit encore relire la préférence obstinée donnée par Rousseau aux corvées sur l’impôt (qui, d’un point de vue strictement économique apparaîtront toujours d’un archaïsme impardonnable) : c’est que le citoyen donnant de sa personne et non de sa bourse, la reconnaissance est alors directement et infailliblement proportion de son mérite.

L’objectif, on le voit, consiste à séparer les ordres de la propriété matérielle et de la vertu personnelle afin que jamais la vertu ne s’achète et que jamais le titre de propriété ne débouche sur la moindre considération. C’est que le système qui articule richesse et considération est en contradiction avec lui-même pour cette simple raison que la richesse n’a qu’une relation contingente et indécidable avec ce qui est estimable. La visibilité que l’argent octroie est dans le résultat et non dans le moyen de l’acquérir en sorte que rien ne garantit jamais que l’argent ait été mérité, bien que tout mérite, du fait d’une présupposition extravagante, semble appeler une rémunération en pièces sonnantes et trébuchantes au titre de témoignage matériel de reconnaissance sociale (l’intérêt étant indistinctement, donc confusément, dans la richesse matérielle et dans la considération qu’elle procure, la récompense ne saurait plus être que pécuniaire). D’où la vanité du riche et le mépris de soi du pauvre, produits indissociables de la corruption du jugement par l’opinion qui fait de l’argent le mobile de toutes les actions, le principe de la félicité individuelle et collective et le principe de toutes les distinctions sociales.

iii. Actualisation : la contradiction interne de l’imaginaire social bourgeois

Bien sûr, les opinions bourgeoises ne sont pas les seules à déboucher sur des aliénations en matière de reconnaissance sociale, les opinions de l’aristocratie sont évidemment tout aussi invraisemblablement iniques. On lit ainsi dans l’Emile : « les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles qu’à eux-mêmes aux dépends des autres ; par où l’on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison » (OC IV, p.524-525). Les deux « systèmes » (bourgeois et aristocratiques) de distribution de l’estime sociale coexistent à l’époque où Rousseau écrit. Toutefois, l’un est déjà déclinant, l’autre est déjà dominant. Rousseau aperçoit très bien ce transfuge : des inégalités de reconnaissance induites par les significations imaginaires aristocratiques vers celles qu’induit la façon de penser de la bourgeoisie éclairée. La « politique d’égale dignité » qu’il préconise dans les Considérations à l’encontre des préjugés de la noblesse polonaise (et à laquelle Taylor réduit sa contribution à la théorie de la reconnaissance) est bien entendu prometteuse et – en un sens qui n’est pas simplement théorique, révolutionnaire. Mais elle n’est qu’une partie – la partie la moins originale, de sa politique de reconnaissance qui a son prolongement dans la critique des principes bourgeois de distribution de l’estime sociale.

Ce n’est pas tant le déni de reconnaissance du serf que Rousseau thématise comme expérience du mépris social que le déni de reconnaissance du pauvre (dont il est probablement inutile d’insister sur la variété des circonstances dans lesquelles il en a fait l’épreuve en première personne). Rousseau a parfaitement discerné tendance de la richesse à drainer toutes les autres formes de reconnaissance, à se capitaliser comme pouvoir symbolique (c’était l’enjeu de la querelle du luxe[28]). Ce point est fondamental parce qu’il nous introduit à deux aspects de notre propre impensé social, qui pris ensemble forment un sophisme flagrant, selon lequel la reconnaissance sociale serait matérialisée et symbolisée par la rémunération, cette rémunération constituant la mesure de l’utilité de la contribution sociale qui y fait droit. Tout se passe comme si la considération sociale se mesurait dans le salaire qu’on obtient. Or on sait bien que le salaire ne saurait être le résultat de l’utilité de la contribution qu’il rémunère ; ou du moins que le rapport entre offre et demande qui règle en grande partie (et même devrait régler parfaitement si l’on en croit quelques économistes) l’échelonnement des rémunérations n’épuise pas la notion même d’utilité. D’un point de vue factuel, bien des activités utiles ne sont pas rémunérées et il existe à l’inverse quantité d’activités très lucratives dont la dimension d’utilité sociale (le marketing ou la finance en seraient des exemples) se révèle fort douteuse[29]. Ce qui n’empêche nullement cette présupposition de persister selon laquelle il y aurait un lien intrinsèque entre rémunération et reconnaissance et la rémunération de constituer le moyen principal de valorisation sociale de l’activité. Cet impensé, cette contradiction constituent un legs de l’institution imaginaire de la société bourgeoise. Il suffit pour l’apercevoir de s’en remettre à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article premier : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». On s’est abondamment interrogé sur l’effectivité et la crédibilité du premier membre de cette phrase, insuffisamment sur le second membre devant lequel il y a pourtant lieu d’éprouver autant de scepticisme et davantage d’incrédulité. Rousseau remarquait déjà, dans l’Emile, qu’au sein de la société bourgeoise les activités sociales sont considérées (et rémunérées!) en proportion inverse de leur utilité réelle.

« Il y a une estime publique attachée aux différents arts en raison inverse de leur utilité réelle. Cette estime se mesure directement sur leur inutilité même et cela doit être. Les arts les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins parce que le nombre des ouvriers se proportionne au besoin des hommes, et que le travail nécessaire à tout le monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer. Au contraire, ces importants qu’on n’appelle pas artisan mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles, et comme le mérite de ces vains travaux n’est que dans l’opinion, leur prix même fait partie de ce mérite et on les estime à proportion de ce qu’ils coûtent. Le cas qu’en fait le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pauvre ne peut les payer. », OC IV, p.456.

Or, cet état de fait découle directement de la logique même de la distinction bourgeoise : ce qui est accessible à tous ne peut qu’apparaître négligeable, ce qui n’est accessible qu’au riche admirable, le différentiel d’estime affectant les activités correspondantes (de l’artisanat on passe au grand art) et les sujets de ces activités (artiste ou artisan). Les droits de l’homme, qui constituent l’horizon normatif justifiant que l’utilité sociale (censée régir les règles du négligeable et du considérable) produise de nouvelles distinctions sociales (à travers la rémunération) s’accomplissent donc à l’envers, puisque le lien établi entre rémunération et considération mène en définitive à tenir pour considérables des activités lucratives au profit publique douteux, et à tenir pour négligeables les activités les plus utiles, du fait même des principes bourgeois qui sont paradoxalement à la source de la déclaration. « La valeur dimensionne le salaire » devient « le salaire mesure la valeur ». On débouche dès lors sur une nouvelle forme de tyrannie (au sens de Pascal) : « je suis riche, donc on doit m’estimer »[30].

Comment sortir de ce cercle vicieux? Deux approches seraient envisageables : l’une, proprement utopique, tendrait à radicaliser la proposition de l’article premier jusqu’à rendre entièrement adéquate la société bourgeoise au principe sur lequel elle prétexte s’établir. Admettons que l’argent symbolise la considération. Alors le « salaire » ne doit plus être défini qu’en relation à ce qui est manifestement reconnu d’intérêt public (la « rémunération » étant elle-même en double proportion du public concerné et du degré de son estimation). Dès lors, « acheter » en vient à signifier, non plus une transaction, mais une perte de considération. Ce qu’on achète c’est le droit d’agir à l’encontre du bien commun (lorsque, par exemple, je m’approprie une ressource qui pourrait profiter à d’autres) : la perte est fonction de l’utilité même de la ressource dont on prive la communauté, de notoriété publique (mais aussi bien fonction de sa nature : rare, courante, renouvelable ou non). Une telle économie de la considération aurait pour intérêt, d’une part, d’irriguer les processus de distribution et de répartition de la richesse sociale de significations immanentes et d’autre part, de rendre impossibles toute spéculation. Elle aurait pour inconvénient de constituer une société dans laquelle un seul bien prédomine (et « achète » tous les autres), à savoir la considération, n’offrant aucune garantie face à la menace d’une corruption des actes de reconnaissances du public par une manœuvre propagandiste.

La seconde approche est celle de Rousseau : au risque de surprendre, je soutiendrai qu’elle est résolument pluraliste. Elle s’inscrit dans une démarche qui serait celle, pour reprendre Walzer, de « l’égalité complexe ». Rousseau n’est pas simplement un penseur républicain pétri d’idéaux antiques qui dénoncerait de manière réactionnaire les ravages de l’intérêt privé et l’indifférence au bien commun, il est d’abord l’observateur attentif de son siècle. Son catastrophisme est intimement lié à cette observation que l’argent devient ou en est passe de devenir le bien prédominant, au sens rigoureux où Michael Walzer en a forgé le concept : « j’appelle un bien prédominant si les individus qui le possèdent, par le fait même de le posséder, peuvent étendre leur pouvoir sur un ensemble d’autres biens (…). Le terme prédominance décrit un usage des biens sociaux qui n’est pas limité par leurs significations intrinsèques ou qui forme ces significations à sa propre image » (Sphères de Justice, p.33). Tout le problème réside en effet dans la tyrannie de l’argent : la richesse se subordonne un bien (l’estime) qui, du point de vue de sa signification sociale interne, est sans aucun rapport avec lui. La tyrannie réside chez Walzer comme chez Pascal dans cette contagion des ordres, comme « violation particulière d’une signification sociale » (ibid., p.56). Nous soutenons la thèse que c’est contre cette forme particulière de tyrannie, et au nom de l’égalité complexe (et non pas simple!), que Rousseau écrit le chapitre 11 des Considérations. La réclamation simple de l’égalité réelle n’est pas satisfaisante : elle reste et demeure le produit du monde de significations bourgeois qui fait de la croissance et de l’appropriabilité indéfinies des moyens de subsistance et de jouissance la condition nécessaire et suffisante de la félicité sociale. La conviction de Rousseau est qu’une fois la richesse dépouillée de la fascination qu’elle exerce sur ceux qui la possèdent ou la convoitent (non pas seulement en tant qu’elle constituerait le moyen du bien-être et de la jouissance, mais surtout de la notoriété et de la mondanité), une fois l’argent borné à sa véritable fonction sociale (l’échange) et déconsidéré, d’autres intérêts se découvrent, susceptibles d’en contenir et d’en contrebalancer les abus. Ce n’est pas que la propriété ne soit pas désirable : elle l’est en vertu du bien-être qu’elle procure, elle consiste dans un intérêt de volupté[31]. Mais à ce pur intérêt de sensation qu’un très petit nombre sait véritablement goûter se surimpose le plus souvent dans les faits un intérêt d’opinion, qui commande en fait jusqu’à la distinction du plaisant et du déplaisant (« chez tous les peuples du monde, ce n’est pas la nature mais l’opinion qui décide du choix de leurs plaisirs », CS, IV, VII), c’est-à-dire l’amour-propre.

Le projet de Rousseau ne consiste pas à exclure toute richesse et tout commerce, mais à les invisibiliser. Là réside l’intuition majeure des Considérations : la propriété personnelle ne saurait être limitée par un acte législatif mais seulement par le jeu de l’opinion publique. Un citoyen peut bien être riche, et aussi riche qu’il le souhaite, tant qu’il n’en tire qu’un plaisir de volupté ; l’essentiel est qu’il ne se trouve à cet égard gratifié d’aucune considération. Et il y a lieu de croire que cet intérêt de volupté soit intrinsèquement borné, là où l’appétit de considération mène à l’inverse le riche à travailler avec acharnement à un surplus dont le profit réside uniquement dans le regard des autres. Une fois les biens sociaux ramenés à leur signification essentielle et les ordres de l’économie et de la reconnaissance autonomisés, Rousseau compte ainsi sur une forme d’autorégulation sociale de l’intérêt : même le voluptueux a besoin de considération et c’est ce qui le placera sur la voie sur bien commun. Quant à ceux dont l’aspiration réside essentiellement dans le fait d’être estimés : la carrière des honneurs leur est ouverte à laquelle personne n’est forcé et dont personne ne peut être exclu.

C’est ainsi au nom de la signification sociale inhérente à la considération, mais également en vertu de la signification inhérente aux processus économiques (l’échange de marchandises) que Rousseau plaide la stricte étanchéité des ordres de la possession (bien-être) et de l’honorabilité (reconnaissance). La signification sociale de l’argent doit se résumer dans la représentation d’une commodité permettant les transactions privées du point de vue fonctionnel et d’une jouissance possible du point de vue subjectif. L’argent est le pur et simple signe des objets de jouissance possible auxquels il ouvre l’accès, et rien d’autre. Il ne devrait jamais constituer le moyen d’obtenir une importance sociale, au risque de déboucher de nouveau sur une forme de tyrannie (et de prédominance), ni meilleure, ni pire, que celle sur laquelle la société d’Ancien Régime s’établissait. Quant au désir de reconnaissance, il s’agit bien de le ramener à son principe interne de validité : l’action publiquement bénéfique, dont le public (qui peut à la limite être composé d’une seule personne) soit seul habilité à rendre le verdict. Les comités censoriaux sont l’institution correspondante.

V. Opinion publique et institutions démocratiques

L’introduction au chapitre XIII des comités censoriaux est sans doute l’une des innovations les plus remarquables des Considérations. Leur fonction est double : d’une part, rendre accessibles aux serfs le statut de bourgeois et aux bourgeois celui de citoyen; de l’autre, faire coïncider l’acquisition de la citoyenneté avec la disposition sur laquelle il incombe que son exercice repose, qui consiste dans la recherche de l’estime publique bien-fondée[32] a parte subjecti et dans l’action dont l’évaluation des bénéfices ressortisse au public concerné a parte objecti. Le législateur (qu’est Rousseau) imbrique ainsi l’une dans l’autre les conditions fonctionnelles et substantielles de l’émancipation démocratique.

L’institution des comités répond ainsi à l’impératif consistant à substituer l’exercice autonome de l’opinion publique aux opinions aliénantes d’où procèdent la corruption des actes de reconnaissance et la détérioration des rapports sociaux (l’honneur aristocratique et le luxe de magnificence constituant les titres des abus afférents). La trace dans le texte de ce que les comités participent d’un régime bien particulier de l’opinion publique est le couplage du « jugement » public (effectuant le partage entre honneur et déshonneur) avec l’intervention de la « voix publique ». A de très nombreuses reprises en effet, le terme de « voix publique » vient désigner dans les Considérations la capacité d’un échantillon anonyme et quelconque du peuple à déclarer l’opinion publique (éloge ou blâme) sans la médiation d’un censeur. Sur cette base et conformément aux principes du Contrat Social (IV, VII), ce type de comités « ne s’occuperait jamais de punitions ni de réprimandes, mais seulement de bienfaits, de louanges et d’encouragements » (p.1025). Leur double rôle redistributif est ici synthétisé : redistribution de la richesse collective d’une part (non sous la forme d’un impôt mais d’une contribution gratuite de la part des plus aisés), qui relève du domaine du besoin. C’est ce que Rousseau place sous le nom de « bienfaits ». Redistribution symbolique de l’autre, étant entendu que les actions vertueuses s’avèrent souvent en réalité les plus anonymes, les moins visibles de toutes. Ce sont ces actions ordinaires et dont les plus proches bénéficiaires sauront toujours témoigner avec honnêteté, qui feraient l’objet de louanges et d’encouragements publics. Rousseau écrit ainsi : « on ferait sur de bonnes informations des listes exactes des particuliers de tous états dont la conduite serait digne d’honneur et de récompense » tout en précisant, dans une note importante, qu’il faudrait

 

« dans ces estimations, avoir beaucoup plus d’égard aux personnes qu’aux conduites isolées. Le vrai bien se fait avec peu d’éclat. C’est par une conduite uniforme et soutenue, par des vertus privées et domestiques, par tous les devoirs de son état bien remplis, par des actions qui découlent enfin de son caractère et de ses principes qu’un homme peut mériter des honneurs, plutôt que dans quelque grands coups de théâtre qui trouvent déjà leur récompense dans l’admiration publique » (p.1026).

 

C’est l’action simple dont le bénéfice journalier, pour être immédiat et indéniable, n’en reste pas moins communément inaperçu, dont il s’agit de renforcer la visibilité à travers des honneurs (conformément aux principes d’une bonne économie de la reconnaissance, favorisant les conduites vertueuses qui suscitent, par un effet d’émulation, de nouveaux bénéfices).

Ce comité censorial « qui jamais à la honte des Rois et des peuples n’a jamais existé nulle part », traduit assurément une tentative effective pour doter l’opinion publique d’un support institutionnel propre où le jugement qui lui est relatif puisse se déclarer de manière autonome et non biaisée. L’opinion publique une fois redressée, son contenu s’épuise dans l’immanence de ses opérations : elle ne réside plus que formellement dans les rapports d’approbation mutuels que se témoignent spontanément les individus en vertu des attentes immanentes aux relations qu’ils ont entre eux. Néanmoins, bien qu’il n’y ait plus à proprement parler d’« opinion publique » transcendant les relations intersubjectives, l’acte de censure mis en jeu dans les comités conserve toutes les caractéristiques propres à ce régime de normativité. Le jugement public s’y prononce sur des cas particuliers et sur des conduites individuelles, il est accompagné d’honneurs, d’approbations, d’encouragements, jamais de contrainte. Rousseau y insiste : « cette espèce de tribunal, n’ayant jamais que du bien à faire, ne serait revêtu d’aucune puissance coactive » (p.1028).

Il incombe ici de redoubler l’insistance de Rousseau : l’honneur n’est pas le droit, l’opinion publique n’est pas la volonté générale. De la confusion de ces principes procède inéluctablement l’image d’une insupportable tyrannie populaire s’exerçant indistinctement dans le domaine du droit et dans celui de la morale publique. Charles Taylor, par exemple, les confond ouvertement, glosant les thèses de Rousseau sur la reconnaissance de la façon suivante : « sous l’égide de la volonté générale tous les citoyens vertueux doivent être également honorés, (…). Nous devons tous dépendre de la volonté générale, de peur que ne surgissent des formes bilatérales de dépendance. Cela a été la formule des formes les plus terribles de tyrannie homogénéisante, depuis la terreur jacobine jusqu’aux régimes totalitaires de notre siècle » (Multiculturalisme, p.70-71). Deux erreurs, à nos yeux, grèvent une telle interprétation. D’abord, les « formes bilatérales de dépendance » ne constituent absolument pas un mal politique en soi. Nous soutenons au contraire la thèse selon laquelle le danger se situe dans la corruption des principes d’évaluation et non dans l’évaluation intersubjective elle-même : ce point fera spécifiquement l’objet d’un autre article. Ensuite – et surtout, si « l’opinion publique » est l’enjeu de la politique de reconnaissance visant en dernière analyse à faire régner la loi dans les cœurs des citoyens, c’est d’abord en tant qu’elle constitue une source hétérogène de normativité, un principe extérieur où précisément la loi trouve un appui qui lui fait défaut. C’est ce qu’attestent les principes du droit politique (le Contrat Social). L’autonomie relative des deux ordres de normativité en lesquels consistent la volonté générale et l’opinion publique découle de leurs définitions respectives : la volonté générale se déclare de manière formelle, dans les lois dont la matière ne peut être que générale et l’objet abstrait (telles sont les « bornes » du pouvoir souverain). Ces lois sont l’expression (humaine, donc faillible) de la justice, elles obligent ceux qui les ont votées. Définissant le périmètre des actions permises, elles sont indissociables des lois pénales qui commandent aux comportements et doublent l’obligation du citoyen de l’obéissance du sujet, dont la garantie s’obtient par l’exercice d’un pouvoir de contrainte (CS, II, IV et VI). A l’inverse, l’opinion publique est une loi informelle et implicite. Les actes de censure portent sur des actions individuelles et des cas particuliers. Ils n’obligent ni ne contraignent mais honorent ou déshonorent (CS, IV, VII). En sorte qu’il y aurait tyrannie (dans le sens qu’on a rappelé) si – et seulement si, la volonté générale statuait sur des cas particuliers, ou si le règne de l’opinion publique s’établissait par l’exercice de la contrainte (par exemple si au blâme se substituait une peine), ou encore si l’opinion publique était déclarée de manière formelle (c’est-à-dire usurpée par un gouvernement ou par quelque idéologue), dictant aux citoyens les principes sur lesquels articuler leurs jugements et leurs appréciations : « la loi ne peut obliger personne à se déshonorer » et il va sans dire que l’honneur ne fait pas loi. Le rôle que joue l’opinion publique à l’égard de la volonté générale est celui d’un soutènement, ce que Bruno Bernardi (2012) a bien argumenté[33] : l’opinion publique fait partie des « moyens d’affermir la constitution » elle serait le socle de valeurs nécessaires à l’exercice de la citoyenneté démocratique, constituant le pendant socio-affectif de l’adhésion cognitivo-politique aux lois. C’est ce qui ferait toute l’originalité de Rousseau (l’exercice de la rationalité et de l’autonomie politiques ne saurait se passer d’affects). Toutefois, la genèse de l’amour des lois à travers les processus relevant de l’opinion publique restait mal établie. C’est cette lacune que nous sommes semble-t-il désormais en mesure de combler.

Qu’est-ce que « l’opinion publique »? Non pas, immédiatement, un ensemble de valeurs  disponibles et mobilisables comme telles mais la détermination plus sourde et informelle des objets de l’estime. A ce titre, elle est le plus souvent porteuse de troubles dans les relations sociales, lorsque sont en honneurs des marques de prestige arbitraires (telles que les titres de noblesse ou la richesse). Elle est la véritable source du conflit social : la lutte pour la reconnaissance qu’elle engage n’est pas une simple lutte de tous contre tous mais une lutte pour la capitalisation des marques arbitraires du prestige social, coupant les évaluations intersubjectives de leur horizon référence propre (à savoir la reconnaissance d’une qualité ou l’appréciation d’un bénéfice interne à la relation de l’agent et du patient), débouchant dès lors sur les pathologies qu’on connaît (vanité, inauthenticité, mépris de soi). Que signifie, dès lors, « redresser l’opinion »? Non pas, on l’a vu, substituer une valeur à une autre (les principes républicains aux principes bourgeois) mais débarrasser l’opinion publique des arbitraires imaginaires qui la grèvent. L’opinion publique redressée est l’opinion qui procède de libres évaluations intersubjectives que la vertu (distincte à ce titre de la moralité, tout particulièrement dans son expression kantienne) consiste à prendre pour base de référence de ce que valent nos actions. A ce titre, les évaluations ne sauraient se rapporter qu’à un seul étalon de mesure : le bien public dont la définition ressortisse au public qui en témoigne. Autant dire que l’épreuve du jugement public bien fondé, de proche en proche, suscite chez le citoyen des sentiments tels que l’amour du bien public, le respect du jugement d’autrui et le souci de ses appréciations, ancrant chez lui, par abstraction, les principes d’égalité de droit des avis et d’égalité pondérale des souffrances sociales. De tels sentiments démocratiques, dans aucun doute, facilitent la généralisation de la volonté et inspirent l’amour des lois relatives à ce que nous avons de commun.

C’est donc dans l’anthropologie politique elle-même que réside en définitive la clé d’intelligibilité de l’articulation de ces deux dimensions inséparables de la vie politique dont Bruno Bernardi a mis en évidence la prégnance dans l’oeuvre de Rousseau, savoir celle « cognitivo-politique », de la loi et celle, « socio-affective », des mœurs et des affects collectifs : le moyen terme étant l’opinion publique (qui définit les critères en relation auxquels l’estime sociale s’institue et se distribue : sous le double rapport de l’estime de soi et du jugement public). Or, l’adéquation de l’intérêt commun et des passions politiques est précisément ce que recouvre le nom de citoyenneté chez Rousseau. Là où la justice que font régner les lois est, comme la santé, « un bien dont on joui sans le sentir », l’opinion publique alimente les sentiments démocratiques (du commun, de l’égalité, du bien public) en l’absence desquels le corps politique risque toujours l’asthénie. L’opinion publique joue donc un rôle démocratique fondamental – à au moins deux titres. Au titre, d’abord, de processus de régulation interne du corps politique. On a vu l’importance, dans le cursus honorum, des « relations d’approbation » et du verdict de la « voix publique ». L’action publique ne saurait prendre son sens ailleurs que dans l’appréciation, totalement ouverte au demeurant, de ceux qui s’y trouvent collectivement impliqués et qui en sont réciproquement mandataires et destinataires. Au titre, ensuite, de condition d’une « sensibilité commune » procédant du développement de sentiments démocratiques (amour de l’égalité, de la liberté, du bien public) dont l’essor est l’enjeu du redressement de l’opinion publique : aux affects d’indifférence, d’impunité et de distinction que les opinions aristocratiques et bourgeoises suscitent, substituer les affects de cohésion, de souci d’autrui et d’amour du bien public auxquels dispose l’expérience d’un jugement public bien-fondé.

Conclusion

De toutes les analyses qui viennent d’être développées un résultat général peut être dégagé : la « politique de reconnaissance » préconisée dans les Considérations témoigne de ce que les exigences de non-aliénation et d’autonomie politique sont indissociablement impliquées dans la réflexion de Rousseau sur la « société bien ordonnée », qui suppose une action des institutions en vue de garantir la genèse immanente d’un monde commun à travers des relations sociales productrices de valeurs et de normes satisfaisantes. La non-aliénation est préalable à l’autonomie : la corruption des évaluations intersubjectives par l’opinion compromet l’essor d’une société réellement démocratique dans laquelle les citoyens comme les magistrats ne seraient reconnus qu’en proportion du bien public dont s’accompagnent leurs actions et dont l’appréciation relève du public concerné. Face aux « opinions » aristocratiques et bourgeoises, qui fondent les distinctions sociales sur la nature ou la propriété, c’est-à-dire sur des qualités extrinsèques aux relations de reconnaissance, Rousseau en appelle ainsi à l’avènement d’une opinion publique autonome. De l’autre coté et réciproquement, l’aliénation n’est elle-même que l’effet d’une institution imaginaire du social qu’il incombe d’affronter sur son propre terrain (le symbolique). De ce point de vue, une véritable « politique de reconnaissance » ne saurait consister simplement à amener certaines revendications de groupes minoritaires au grand jour mais requiert plus radicalement qu’on fasse des conditions même de la reconnaissance sociale une affaire publique, un objet de délibération fondamentale. Or, une telle proposition apparaît illocalisables dans les coordonnées de la philosophie politique comme de la philosophie sociale de la reconnaissance.

D’un coté, Charles Taylor traite des demandes de reconnaissance et de la politique qu’elles appellent de façon générique, sans référence aux conditions sociales et psychologiques dans lesquelles elles sont formulées (Habermas lui reproche ainsi sa myopie eût égard aux différents niveaux sur lesquels s’articulent les demandes de reconnaissance : voir l’Intégration Républicaine, p.214 et suiv.). De l’autre, Axel Honneth développe une théorie des pathologies sociales sans se tourner du côté d’une véritable politique de reconnaissance (ce qu’expliquerait en partie sa défiance méthodologique à l’égard de toute espèce d’institutionnalisation[34]), se privant des ressources descriptives du « structuralisme génétique » dont Bourdieu se réclamait, lequel – définissant l’Etat par le monopole de la violence symbolique légitime, voyait précisément dans les institutions politiques l’enjeu central et le débouché incontournable des luttes pour la reconnaissance. Selon Hirshman, c’était l’une des grandes vertus de l’histoire des idées que de placer le chercheur face à un matériau qui, parce qu’il résiste à sa compartimentation dans l’un des secteurs disciplinaires disponibles, dessine en creux de nouvelles communications et de nouveaux partages (Les passions et les intérêts, Puf, 2011, p.7). Or l’oeuvre de Rousseau ne serait pas la seule à vérifier la fécondité d’une telle heuristique : celles de Montesquieu, Tocqueville, Castoriadis, Foucault ou Bourdieu,  démentiraient tout aussi bien le partage qui semble s’être établi entre l’étude des institutions – qui relèverait de la philosophie politique, et celle des conditions auxquelles les relations sociales et les liens qu’elles forment peuvent être tenues pour satisfaisants – qui relèverait de la philosophie sociale. La philosophie sociale française gagnerait nous semble-t-il à exhumer et à revisiter cette tradition illustre dans le prolongement de laquelle elle trouverait une place de choix.

Plus spécifiquement, il nous semble que deux champs de questionnement se découvrent au terme des analyses que nous avons menées sur le texte de Rousseau. L’un relève du rapport entre argent et estime. Le travail serait aujourd’hui le lieu où ce rapport se noue mais également se problématise ; la rémunération apparaît comme la traduction mutilée d’une forme d’importance ou d’utilité sociale, là où l’estime sanctionne du point de vue de son sens social spontané la reconnaissance qui est due à une action ou à une activité du point de vue interne au public qui en bénéficie. Mais si, comme nous l’avons ébauché, la richesse peut-être ramenée (du point de vue du sens social qui en accompagne la circulation) à un instrument de considération, les conditions de partage et de distribution de la considération ne deviennent-elles pas une question incontournable de la philosophie politique? Rousseau voulait qu’il fût possible de rendre son autonomie à une « économie de la reconnaissance », sur fond d’une économie matérielle de subsistance et autarcique. Est-il possible, aujourd’hui, de soutenir un tel projet politique et social? On peut évidemment en douter, encore que les proto-théoriciens de l’altermondialisation et de la décroissance en retrouvent parfois le diagramme. En revanche, la contradiction interne du mode de justification bourgeois des hiérarchies sociales, à savoir celle qui s’expérimente tous les jours entre le principe de droit des distinctions sociales (le salaire, marque principale d’importance sociale) et l’inadéquation des rétributions pécuniaires à l’utilité effective ou présumable des actions et des activités rétribuées, persiste indéniablement. Et il y a lieu de penser qu’au sein d’une société proprement démocratique et auto-instituée, la question politique des principes de distribution de la reconnaissance sociale serait et devrait être constamment posée, corrélée à celle du différentiel acceptable des revenus et des propriétés personnels. Le second relève de la manière dont se distribue, mais aussi dont s’exprime la forme spécifiquement politique de la reconnaissance que recouvre chez Rousseau le mot d’« estime publique », soit l’éloge et le blâme dans une société autonome (source de ses propres valeurs). C’est ici le statut original du tribunal censorial qui mérite d’être souligné. Ce qui manque à nos institutions actuelles, n’est-ce pas justement une manière pour l’opinion publique de se doter d’une voix autonome (plutôt que fabriquée à travers les sondages), en référence aux valeurs qu’elles présupposent, valeurs qui soient néanmoins incessamment remises en travail et en question dans l’épreuve même des cas particuliers sur lesquels elles achoppent?


[1]    Axel Honneth, « Pathologien des Sozialen. Tradition und Aktualität des Sozialphilosophie » in Axel Honneth (dir.), Pathologien des Sozialen. Die Aufgabe der Sozialphilosophie, Fisher, Francfort, 1994, p.9-69 repris dans La société du Mépris, La découverte, Paris, 2006, p.39-100.

[2]    Barbara Carnevali, Romanticismo e riconoscimento. Figure della coscienza in Rousseau, Bologne, Il Mulino, 2004 ; traduction française augmentée Romantisme et reconnaissance. Figures de la conscience chez Rousseau, Genève, Droz, 2012.

[3]    Frederick Neuhouser, Rousseau’s Theodicy of Self-Love, Evil, Rationality and the Drive for Recognition, Oxford University Press, New York, 2008.

[4]    L’une des thèses soutenues dans cet article est que ce n’est pas dans le simple désir de reconnaissance, mais dans les structures de perception et d’appréciation qui organisent la répartition de la considération sociale (que Rousseau place sous le nom d’opinion), que les pathologies de la reconnaissance s’enracinent. Le désir de reconnaissance, du point de vue de ses propres présupposés, participe à l’inverse de la dynamique de constitution d’une société bien ordonnée. Nous prenons l’expression « société bien ordonnée » au sens de Viroli dans La théorie de la société bien ordonnée chez Rousseau : « seul l’ordre politique qui satisfait certains critères moraux peut être considéré comme un bon ordre politique » (p.13)

[5]    Faire de ce texte de « politique appliquée », circonstanciel et apparemment aconceptuel, le point de départ d’une « étude conceptuelle » a de quoi étonner. Pourtant, la théorie politique et sociale de Rousseau s’y trouve entièrement remise en jeu ; sans compter que la reconnaissance y joue un rôle manifeste et positif à plusieurs niveaux (intersubjectif, social, public). Il est à ce titre étonnant que les approches susmentionnées ne s’y soient que très rarement référées. Les chapitres XI et XIII se sont en particulier révélés de véritablement gisements pour l’analyse philosophique (ils feront l’objet des parties IV et V de cet article).

[6]    Michael Walzer, Spheres of Justice: a Defense of Pluralism and Equality, Basic Books, New York, 1983, chap. 11 et Charles Taylor, Multiculturalism and the « politics of recognition », Princeton University Press, Princeton, 1992, chap. 3.

[7]    « Je pense [écrit Taylor à propos de Rousseau] qu’il est important non pas parce qu’il a inauguré le changement ; je dirais plutôt que sa grande popularité vient en partie de ce qu’il énonce quelque chose qui était déjà, en un sens, présent dans la culture » (Multiculturalisme, Flammarion, 1994, p.46).

[8]    Je pense en particulier aux travaux menés par le Groupe J-J. Rousseau (UMR 5037), sous l’instigation de Bruno Bernardi.

[9]  On renverra à l’introduction exhaustive de Jean Fabre pour le contexte de rédaction (OC, III, p.CCXVI à CCXLIII), et à la présentation didactique de Barbara de Negroni de la situation polonaise en 1771 (GF, 1990).

[10]  Sur ce point, voir la Lettre à d’Alembert, OC, V, p.61 : « si quelquefois les lois influent sur les mœurs, c’est quand elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette même force par une sorte de réaction bien connue des vrais politiques ».

[11]  Cette reconnaissance progressive de l’égale dignité des citoyens, dont la signification normative est purement politique et qui se vérifie empiriquement dans une pratique concrète (le vote), ne doit pas être trop rapidement rabattue sur la « politique de reconnaissance égalitaire » dont Rousseau – placé à ce titre dans la même barque que Kant – serait l’un des premiers « champions » (Taylor, Multiculturalisme, p.64). Chez Taylor, le texte des Considérations intervient parmi d’autres pour justifier la thèse d’une rupture avec le régime de « l’honneur » : la politique d’égal respect assurerait une « réciprocité parfaitement équilibrée » entre les membres de l’Etat, et une « égalité d’estime » qui affaiblirait l’influence morbide de l’opinion et de l’amour-propre sur les hommes, au prix d’un asservissement – peut-être pire, de tous à la volonté générale (ibid., p.68). Une lecture précise des Considérations permet de révéler l’inexactitude d’une telle thèse. D’abord (c’est un point sur lequel on reviendra) la question de la reconnaissance sociale (sous la forme de l’« estime publique »), n’est pas thématisée par Rousseau comme une dérivation possible ou même souhaitable de la volonté générale, mais (depuis la Lettre à d’Alembert) comme prenant sa source dans l’opinion. En ce sens, il y a continuité plutôt que rupture sur la question de l’honneur et de l’honorabilité. S’il y a rupture, c’est au regard du contenu normatif de l’honneur, dont la pratique repose sur une opinion « barbare » parce qu’elle se révèle incompatible avec les exigences inhérentes à l’ordre civil : « En quoi consistait ce préjugé qu’il s’agissait de détruire ? Dans l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui entra jamais dans l’esprit humain ; savoir, que tous les devoirs de la société sont suppléés par la bravoure ; qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur, qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre » (Lettre à d’Alembert, OC, V, p.67). Le « point d’honneur » se définit comme pratique de conversion de l’action socialement condamnable en acte de bravoure individuel, autrement dit de la force en droit, sur fond d’un préjugé avarié, celui des différences d’honorabilité fondées en nature (dans la naissance). A l’opposé, la recherche de l’estime publique apparaitra dans les Considérations comme le principal moyen de rendre sensible aux citoyens leur dépendance mutuelle et accessibles leurs devoirs réciproques, d’intéresser les magistrats au bien public et parce qu’elle est dépendante de « l’opinion », c’est-à-dire d’un certain système de partage de l’estimable et du méprisable, du remarquable et du négligeable, elle engage une réflexion sur l’institution des principes en vertu desquels la reconnaissance peut ou doit être distribuée. Il va donc moins s’agir d’en finir avec les honneurs (soldés d’emblée dans un « égal respect » et dans une « réciprocité d’estime ») que d’en repenser le contenu en sorte de les rendre adéquats aux pratiques démocratiques. Sur ce point, nous rejoignons par un chemin différent (il se réfère au texte de Tocqueville, dont la réflexion sur les mœurs politiques pourrait nous semble-t-il être rattachée à celles de Montesquieu puis Rousseau) les conclusions de Franck Fischbach pour lequel une lecture attentive du chapitre 18 de la troisième partie de son De la Démocratie en Amérique révèle qu’il n’y a « pas de rupture nette entre l’âge hiérarchique de l’honneur et l’époque démocratique de la dignité » ; ainsi « la logique de l’honneur reste à l’œuvre à l’époque de la dignité reconnue, mais l’honneur y prend de nouvelles formes » (« La reconnaissance : de l’honneur à l’estime » in Kairos, n°17, 2001, p.17). Mais quelle peut être la place de « l’honneur » dans un état démocratique et égalitaire ? Il faut encore distinguer la question des honneurs publics ou d’Etat qui fait l’objet de cette partie de celle de l’estime publique qui fera l’objet de la partie suivante.

[12]  Le « respect de soi » qui engage « un lien substantiel au groupe des membres de la communauté » nécessite que « l’idée de la citoyenneté soit partagée au sein d’un groupe de gens qui reconnaissent mutuellement leurs titres et qui fournissent un espace social quelconque à l’intérieur duquel le titre peut être rendu effectif » (Sphères de justice, p.386).

[13]  La nation, pour être le plus vaste collectif concevable aux yeux de Rousseau, n’en est pas moins un groupe, isomorphe à n’importe quel autre. Voir sur ce point le Manuscrit de Genève, livre I, chapitre II et le Discours sur l’économie politique, p.254-255.

[14]  Le détail de cette « pompe républicaine » recommandée par Rousseau aux polonais n’a rien de très original : il est largement inspiré des usages romains, à commencer par les triomphes (CGP, p.964) – paradigme de la reconnaissance publique dans un Etat populaire (Walzer, op. cit., p.371). C’est plutôt le rôle que Rousseau fait jouer à ces « institutions » qui peut présenter un certain intérêt. Les solennités et honneurs publics jouent d’une part à l’endroit des citoyens un rôle d’ordre affectif ou caritatif (la patrie est une « bonne mère » qui « s’occupe d’eux souvent » CGP, p.962) : sorte de crédit de reconnaissance proscrivant par principe la possibilité de l’invisibilité sociale (ce point était déjà largement développé dans le Discours sur l’économie politique). Ces solennités jouent également le rôle intégrateur d’interfaces de socialisation : c’est le cas des jeux publics qui devront être de telle nature qu’ils rassemblent, fédèrent et donnent à tous une participation au moins virtuelle. Dans le prolongement de la critique morale de l’installation d’un théâtre à Genève dans la lettre à d’Alembert, brièvement reconduite, Rousseau exclut a contrario les jeux suscitant la fermeture sur soi et le repli dans les « plaisirs exclusifs ». Les solennités et honneurs publics jouent encore, naturellement, un rôle symbolique attestant l’unité et manifestant la spécificité de la nation : il en est ainsi des particularités vestimentaires, des monuments nationaux (à la mémoire des Confédérés de Bar), des décorations publiques, des spectacles équestres. On voit bien ce qu’il y a de commun entre toutes ces dimensions, à savoir une certaine distribution des visibilités. « L’éclat » des vertus et du « spectacle » permettent génériquement de conférer à tous les citoyens une visibilité minimale en leur tendant le miroir des caractères qu’ils s’attribuent et dont ils tirent un respect d’eux-mêmes comme polonais, concrétisé en dernière instance dans une communauté de pratiques, de caractéristiques et de valeurs (p.960). Les citoyens exemplaires jouissent d’une visibilité accrue qui reste cependant compatible avec le respect de soi de tous les autres et même l’alimente (c’est le cas par exemple des cirques de chevaux, « théâtres d’honneur et d’émulation » : l’émulation spectaculaire des vertus proprement polonaises faisant l’objet d’une rétro-identification chez les spectateurs). A l’inverse, l’invisibilité est caractérisée comme le châtiment suprême, réservé au seul ennemi extérieur (p.961).

[15]  Cf. sur la distinction de l’orgueil et de la vanité le précieux éclairage du Projet de Constitution sur la Corse, OC III, p.938 : « l’opinion qui met un grand prix aux objets frivoles produit la vanité; mais celle qui tombe sur des objets grands et beaux par eux-mêmes produit l’orgueil. On peut donc rendre un peuple orgueilleux ou vain selon le choix des objets sur lesquels on dirige ses jugements. L’orgueil est plus naturel que la vanité puisqu’il consiste à s’estimer par des biens vraiment estimables; au lieu que la vanité, donnant un prix à ce qui n’en a point est l’ouvrage des préjugés ».

[16]  Notons que ce mépris n’a pas sa source dans les relations intersubjectives elles-mêmes : il est traversé de « politique » et c’est ce qu’Axel Honneth, nous semble-t-il, a manqué. Ce que désigne l’amour-propre, c’est plus profondément la tendance à fonder le sentiment de sa propre valeur sur des marques de reconnaissance socialement instituées (si le maître peut se considère d’une importance supérieure, c’est parce que le serf s’attribue en même temps que lui et en vertu du même préjugé une importance subalterne, et réciproquement).

[17]  Sur ce point, cf. la quatrième partie de cet article.

[18]  Il faut remarquer en effet que les Nonces font pleinement partie du gouvernement bien qu’ils votent les lois : ils sont les ministres de la volonté générale et non cette volonté même qui, comme on sait, « ne se représente point » ; le chapitre XIII compte explicitement les députés parmi les membres du gouvernement.

[19]  Ainsi, là où sous la forme de l’amour-propre, le désir de reconnaissance se traduit par la tendance égocentrique à s’accaparer les marques de reconnaissance disponibles, arbitrairement fixées, à « marchander » par leur intermédiaire sa réputation (pour reprendre une expression de la Lettre à d’Offreville), débouchant sur les aliénations qu’on connaît (« d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie », OC III, p.170), le désir de reconnaissance bienfondé, c’est-à-dire hétéro-centré, dont le sens demeure interne à la relation de l’agent et du patient, donne naissance à la vertu civique.

[20]  Bourdieu, Raisons Pratiques, Sur la théorie de l’action, 2012, Chapitre 5.

[21]  Dans les termes de Rousseau : « la brigue et le crédit ».

[22]  Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p.219 et suiv.

[23]  Sur ce point, voir la lettre à Mirabeau du 26 juillet 1767. Nous renvoyons également à notre article, « The political opposition of Rousseau to physiocracy : government, interest, citizenship », à paraître dans l’Europen Journal of History of Economic Thought, courant 2015. L’opposition de Rousseau aux thèses physiocratiques condensées dans le manifeste de Mercier de la Rivière a d’abord été interne et purement négative (ou problématique).

[24]  Le terme est forgé par Rousseau dans le Discours sur l’économie politique (OC, III, p.244) pour désigner les  prérogatives et les tâches spécifiquement gouvernementales.

[25]  Hirshman, Les passions et les intérêts [1977], Puf, 2011, p.40 et suiv.

[26]  Sur ce point, voir le Fragment X dans lequel Rousseau distingue trois sortes de besoin : ceux, physiques, qui tiennent à la conservation. Ceux, voluptueux, qui relèvent du bien-être. Ceux qui, en définitive quoique nés en dernier ne laissent pas de primer sur les autres : les besoins relevant de l’opinion (le besoin de reconnaissance). Ce n’est donc pas que le bien être ne puisse pas être cherché pour lui-même : il existe bien sûr un intérêt volupté dont Rousseau prévient cependant qu’il consiste dans un art qui fait défaut au plus grand nombre. Mais l’intérêt de bien-être se trouve la plupart du temps enseveli sous l’intérêt d’opinion.

[27]  On notera à cet égard que Rousseau est l’un des tous premiers auteurs qui fasse état d’inquiétudes qu’on pourrait qualifier proprement d’écologistes (voir par exemple le Projet de Constitution pour la Corse, p.927-928).

[28]  Sur ce point on pourra lire l’article d’Arnaud Diemer « Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe au 18ème siècle », in Innovations, 2013/2, n°41, qui montre que cette querelle a pour toile de fond un déplacement des valeurs fondamentales à partir desquelles les jugements d’estime sont formulés : l’utilité et l’intérêt supplantant l’opposition traditionnelle du vice et de la vertu.

[29]  Voir également David Graeber, « On the phenomenon of Bullshit Jobs » (paru dans Strike!, magazine en ligne) sur la toutes ces activités bien rémunérées qui de l’aveu même de leurs agents se révèlent aussi stériles que dénuées d’intérêt.

[30]  « La tyrannie est de vouloir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites. Devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs là, on est injuste de les refuser et injuste d’en demander d’autres. Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort, donc on doit m’aimer, je suis…» Pascal, Pensées, Fragment 58 (éd. Lafuma).

[31]  Pour l’illustration de ce que serait un usage des richesses conforme à la signification qui leur est inhérente, voir la digression de l’Emile (« si j’étais riche… »), p.678 et suiv.

[32]  Sur ce que signifie, pour le citoyen moderne, la recherche de reconnaissance bien-fondée, on renverra à l’Emile, p.670 et suiv. : « quoique le désir de plaire ne le laisse pas absolument indifférent sur l’opinion d’autrui, il ne prendra de cette opinion que ce qui se rapporte immédiatement à sa personne », ainsi, « il ne se soucie point qu’on l’estime avant que de le connaître ».

[33]  Bruno Bernardi, « Rousseau et la généalogie du concept d’opinion publique », in Jean-Jacques Rousseau en 2012, Puisqu’enfin mon nom doit vivre, dir. Michael O’Dea, Voltaire foundation, University of Oxford, p.95-128.

[34]  Voir à ce sujet le texte d’Olivier Tinland,

, paru le 14 novembre 2008 dans laviedesidees.fr.

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