Reconnaissance, empathie et pouvoir chez Axel Honneth: «lutte pour la reconnaissance» ou «lutte pour le pouvoir»?

Alexis Cukier

Abstract: This paper provides an immanent critique of Honneth’s social ontology and theory of recognition, grounded on a partial reconstruction and criticism of the relations between empathy and power from his early writings to “The struggle for
recognition”. According to Honneth recognition refers to the normative uses of
empathy in the context of interactions from which power emerges. Domination is then conceived as the social stabilization, the practical rupture, as well as the ideological diversion of these uses of empathy.By setting the relations between empathy and power against the background of identity, consent and ethic, rather than on the background of control, strategy and power, Honneth doesn’t manage to analyze their practical dimensions, and misses the stake of the reappropriation of power within social conflicts. The article highlights also Honneth’s highly questionable reading of Mead in The struggle for recognition in order to counter the “struggle for recognition” with an alternative paradigm of “struggle for power”, namely, the striving for participation to social acts and for transforming the institutions, so as to share the social control of empathy.


La théorie honnethienne de la « lutte pour la reconnaissance » engage une ontologie sociale spécifique des rapports entre dynamiques de reconnaissance – comprises comme « fondements d’une théorie sociale à teneur normative »[1] –, rapports de pouvoir – définis comme « moyens de coordination de l’action sociale »[2] – et empathie – c’est à dire l’activité au cours de laquelle les individus comprennent leurs intentions, émotions et expériences dans les interactions.[3] L’équation que tente de résoudre Honneth peut être décrite comme l’articulation systématique des intuitions de ses premiers travaux, consacrés notamment à une « anthropologie de l’action sociale » et aux rapports d’intersubjectivité pratique dans Soziales Handeln un Menschlische Natur ; à la réinterprétation de la lutte des classes en termes de conflits moraux, notamment dans « Conscience morale et domination de classe » et « Arbeit und instrumentales Handeln » ; et  à une critique des théories antérieures du pouvoir comme instance de contrôle normatif de l’intersubjectivité pratique et d’intégration sociale dans Kritik der Macht. La fonction théorique de la notion de reconnaissance consiste dès lors à articuler les processus par lesquels les individus se comprennent (empathie) et se coordonnent (les usages de l’empathie) dans les interactions, et par lesquels ils s’opposent les uns aux autres et participent à la reproduction, à la conflictualité et à la reconstruction sociales (le pouvoir). Il s’agit, en somme, de comprendre la manière dont le pouvoir agit sur l’empathie et ses usages sociaux à partir de la participation des usages de l’empathie à l’émergence du pouvoir social.

A ce problème, la notion de « lutte pour la reconnaissance » propose une réponse particulière: le moteur des conflits sociaux, dans lesquels se jouent la reconduction et la transformation des rapports de pouvoir, consiste dans la réaction (indignation, honte, sentiment d’injustice) à des ruptures de l’empathie (« mépris », « dénis de reconnaissance » puis « oublis de la reconnaissance ») dans les interactions, qui correspondent elles-mêmes à des formes de pouvoir qui portent atteinte à l’intégrité des personnes et empêchent les individus de réaliser leur sois[4]. La domination consiste alors dans un type d’action du pouvoir sur l’empathie, et plus précisément dans la stabilisation (par les « consentements normativement motivés »[5]), la rupture (par les « dénis de reconnaissance »[6] et les « oublis de reconnaissance »[7] dans La Réification) ou le détournement idéologique[8] – des usages normatifs de l’empathie. Pour Honneth, l’empathie et le pouvoir doivent donc, du moins dans les formes d’intégration sociale propres au capitalisme tardif, se définir mutuellement : les usages normatifs de l’empathie sont ce qui permet l’émergence du pouvoir tandis que le pouvoir est ce qui stabilise, rompt ou désamorce ces usages.

Dans cet article, nous proposons une reconstruction partielle de cette ontologie sociale des rapports entre reconnaissance, pouvoir et empathie dans la perspective de l’élaboration d’une critique immanente de la théorie honnethienne de la lutte pour la reconnaissance. Nous voudrions montrer[9] qu’en plaçant leurs rapports sur le terrain de l’identité plutôt que du contrôle, du consentement plutôt que de la stratégie, de l’éthique plutôt que du pouvoir, il ne parvient pas à penser la dimension pratique et les enjeux de réappropriation du pouvoir dans les conflits sociaux. C’est pourquoi nous lui opposerons, à partir d’une critique immanente du motif de la « lutte pour la reconnaissance », celui d’une « lutte pour le pouvoir », comprise comme recherche de la participation aux actes sociaux, à la transformation des institutions et au contrôle social de l’empathie qu’ils exercent. Ce motif, esquissé par ses premières intuitions théoriques et abandonné par la suite au profit de la thématique de la reconnaissance des identités, nous paraît également plus pertinent pour comprendre certains mouvements sociaux contemporains (révolutions et résistances contre les tentative de restauration du pouvoir des élites dans le monde arabe,  mouvements « Occupy » et contestation du pouvoir de la finance aux États-Unis, réémergence des expériences d’auto-organisation et d’auto-gestion en réaction aux politiques d’austérité et de reprolétarisation en Europe) mais aussi nombre de pratiques ordinaires de désobéissance et de résistance aux nouvelles formes néolibérales de pouvoir. Qu’on la comprenne comme celle de sa conquête ou de son partage égalitaire, de sa critique ou de sa redéfinition, c’est bien la question du pouvoir, et non de l’identité, qui s’y trouve mise en jeu.

Il ne s’agira donc pas ici de reprendre les critiques externes du motif de la lutte pour la reconnaissance à partir d’une conception alternative du pouvoir (par exemple la théorie du pouvoir normalisateur de Foucault ou de la violence symbolique comme méconnaissance de Bourdieu), selon laquelle les relations de pouvoir n’arrivent pas, d’un point de vue génétique, analytique et normatif, après l’interaction et la constitution de l’intersubjectivité.[10] Pas plus que nous ne critiquerons directement la théorie de l’empathie développée par Honneth, même si nous nous rapprocherons de celles qui reprochent à la figure de la reconnaissance mutuelle honnethienne d’être trop étroitement intersubjectiviste.[11] Mais, puisque, comme le note Honneth lui-même[12], ces deux questions sont étroitement liées, nous examinerons les rapports entre empathie et pouvoir impliqués par la théorie honnethienne de la reconnaissance, en lui opposant une conception alternative, fondée sur la fonction pratique de l’empathie et du pouvoir[13], et sur le motif d’une « lutte pour le pouvoir », comprise comme recherche pratique de la participation aux actes sociaux, et donc au contrôle social de l’empathie qui la permet.

Nous montrerons dans un premier temps comment certaines analyses antérieures à la Lutte pour la reconnaissance ouvrent précisément la voie à une théorie de la conflictualité sociale non pas comme lutte pour la reconnaissance des identités mais comme lutte pour la participation au contrôle social de la compréhension et des actions, qui sera ensuite abandonnée par Honneth. Dans cette perspective, nous proposerons un examen critique plus développé de la réinterprétation, centrale dans le projet honnethien mais contestable, de la psychologie sociale de Mead. Nous montrerons notamment que le moteur de la formation des selves et du développement des sociétés chez Mead n’est pas la « lutte pour la reconnaissance », mais la « lutte pour le pouvoir », comprise comme participation à la reconstruction des structures pratiques de la société. Dans la conclusion, nous proposerons des pistes pour prolonger cette critique immanente de la théorie honnethienne dans les travaux ultérieurs de Honneth, et suggérerons qu’elle peut dessiner une image différente des tâches de la critique sociale contemporaine.


1. Les trois sources de la lutte pour la reconnaissance : critiques de l’empathie, de la conscience morale, et du pouvoir

La théorie honnethienne de la lutte pour la reconnaissance constitue d’abord une réponse à des problèmes théoriques spécifiques élaborés dans les travaux antérieurs de Honneth, et qui impliquent une critique des théories dominantes de l’empathie et du pouvoir à partir du projet d’une nouvelle philosophie de la praxis.

A/ Soziales Handeln und Menschliche Natur : au-delà des théories phénoménologiques et communicationnelles de l’empathie
La première source de la refondation honnethienne de la théorie critique à partir du motif de la lutte pour la reconnaissance se trouve dans le projet de reconstruction, dans Soziales Handeln und Menschliche Natur (1980), d’une philosophie de la praxis à même de réactualiser, dans le contexte politique et théorique de l’époque, la question anthropologique et morale au sein du « marxisme occidental ». Dans cette perspective, H. Joas et A. Honneth ne s’appuient pas, comme Sartre dans Question de Méthode, sur une lecture existentialiste de la phénoménologie, mais sur l’anthropologie philosophique, la psychologie sociale et la critique philosophique de l’anthropologie. Il s’agit, plus précisément, de proposer une « anthropologie de l’action sociale » qui prenne définitivement acte du dépassement de la philosophie de la conscience et du sujet en direction du paradigme de l’intersubjectivité et de la communication, tout en critiquant sa restriction linguistique chez Habermas. Le cœur théorique de ce projet ne consiste donc pas seulement dans la critique des théories sociales rationalistes et solipsistes dominantes dans le marxisme orthodoxe, mais aussi dans la critique implicite de l’approche phénoménologique de l’intersubjectivité, et dans celle, encore en construction et développée ensuite dans Kommunikatives Handelns et surtout Kritik der Macht, de la théorie linguistique de la communication proposée par Habermas; c’est à dire des conceptions de l’empathie alors dominantes dans le champ philosophique.

Les auteurs ne proposent pas de critique systématique de l’approche phénoménologique de l’intersubjectivité, ni d’examen rigoureux du concept d’empathie, mais ne cessent de la présupposer.[14] Ils lui opposent notamment la théorie pragmatiste de la conversation de gestes et de l’adoption de rôle, c’est à dire de l’empathie dans les interactions, et « le concept d’intersubjectivité pratique chez Mead […] qui constitue le présupposé théorique fondamental d’une anthropologie de l’action sociale » (p. 70). C’est dans cette perspective de l’élaboration d’une théorie pragmatiste de l’empathie qu’ils proposent également une critique, complémentaire de celle de l’intersubjectivité phénoménologique, de la conception restrictive de la l’intersubjectivité et de la rationalité sociale proposée par Habermas dans sa théorie de la communication comme échange normatif langagier et prétention à la validité linguistiquement structurée. Comme le notent les auteurs à l’occasion de leur examen critique de la théorie anthropologique  de l’expressivité humaine (elle-même développée à partir d’une critique de la théorie husserlienne de l’empathie, et reprise par Habermas) de H. Plessner :  Habermas fait erreur lorsqu’il identifie, hâtivement, les structures fondamentales de l’intersubjectivité à celles du discours […] Une critique de l’anthropologie de Plessner menée dans la perspective d’une théorie de l’intersubjectivité devra éviter de réduire les structures de base de l’intersubjectivité à une théorie du langage  et s’étendre au domaine de l’ontogenèse, peut-être en s’appuyant sur les perspectives ouvertes par Mead dans ses derniers écrits »[15]. La théorie de la reconnaissance honnethienne est donc d’abord motivée par la  solution d’une équation négative : comment dépasser les apories des conceptions restrictives de l’intersubjectivité proposées par la phénoménologie comme la théorie linguistique de l’agir communicationnel, tout en prenant en compte la centralité des dimensions naturelles, praxéologiques et réflexives que l’anthropologie philosophique a légitimement placé au cœur de la théorie sociale, sans parvenir toutefois à en dégager la dimension intersubjective?

La première étape de l’élaboration de la théorie honnethienne de la reconnaissance consiste donc dans la recherche d’une théorie de la normativité sociale dans les interactions et d’une ontologie sociale de l’empathie alternatives aux paradigmes phénoménologique et communicationnel.

B/ « Conscience morale et domination de classe » : sentiment empathique d’injustice et réappropriation du pouvoir
La deuxième source de la théorie de la reconnaissance se trouve dans la question du rôle du rapport entre normativité pratique[16], conscience morale et structures sociales dans la reproduction et la conflictualité sociales. C’est dans « Conscience morale et domination de classe. De quelques difficultés dans l’analyse des potentiels normatifs d’action » (1981) que Honneth élabore pour la première fois sa théorie des conflits pratico-moraux, à partir d’une critique des conséquences de l’éthique procédurale de la discussion de Habermas. Celle-ci le conduit à « implicitement ignorer tous les potentiels moraux qui n’ont pas atteint le niveau de jugement de valeur élaborés, mais qui se cristallisent dans des protestations culturellement codées ou de simples attitudes de muette « réprobation morale » (p. 207), qui fonctionnent  comme motivation et comme norme, souvent implicites, de la critique sociale et des mouvements sociaux menés par les classes dominées. Or cette thèse implique une théorie implicite des usages moraux de l’empathie et des dispositifs de pouvoir sur l’empathie.

D’une part, en effet pour nommer l’opérateur moral et pratique non discursif que ses remarques visent à mettre en relief, Honneth reprend à Barrington Moore le terme de « sentiment d’injustice », que ce dernier rapprochait de la notion d’empathie, en les opposant à l’obéissance et au pouvoir.[17] Mais Honneth ne définit pas précisément ce terme, indiquant seulement qu’il s’agit d’un « assemblage de sentiments moraux spontanés, non écrits; dont se compose l’authentique éthique sociale des classes inférieures, [et qui] fonctionne comme un filtre cognitif par lequel doivent passer les systèmes de normes » (p. 208). Cependant, comme le propose Emmanuel Renault dans L’expérience de l’injustice, il est possible d’analyser le sentiment d’injustice à partir des caractéristiques générales de l’expérience de l’injustice (cf. p. 46-51) : elle est qualitative – et non quantitative comme celles qu’impliquent les jeux de langage et les comparaisons des normes explicites de justice – ; référentielle, c’est à dire relative à des personnes, des actes et des situations particuliers; et affective, c’est à dire non-langagière et liée à une dynamique pratique qui initie le mouvement de réaction. On retrouve ainsi le caractère pratique, situé et relationnel de la conception de la compréhension empathique visée par les analyses de Honneth et Joas. Mais surtout, le contenu même du sentiment d’injustice implique une psychologie morale de l’empathie, dans la mesure où elle consiste essentiellement dans « la conscience qu’une situation sociale est moralement insupportable, que ce sentiment soit éprouvé pour autrui (il prend alors la forme de l’indignation), ou par la victime de la situation. » (ibid, p. 47). Cette analyse rejoint les travaux de psychologie morale de l’empathie, et notamment de Martin Hoffman, qui, dans Empathie et développement moral. Les émotions morales et la justice, propose une théorie du passage de « la détresse empathique » – la « réponse affective plus appropriée à la situation d’une autre personne qu’à la sienne propre » (p.  17) qui correspond selon lui à la motivation morale pro-sociale fondamentale – à « la colère empathique » qui correspond « soit à de l’empathie avec la colère de la victime, soit à un double sentiment de tristesse ou de déception empathique (si c’est plus cela que de la colère que ressent la victime) et de colère à l’encontre du coupable » (p. 21) – puis au « sentiment empathique d’injustice », qui est la conséquence de la contradiction perçue entre ce que nous comprenons de l’expérience émotionnelle d’autrui (la dimension affective de l’empathie) et ce que nous comprenons de sa situation et de ses causes (la dimension cognitive de l’empathie). C’est pourquoi les sentiments empathiques d’injustice peuvent « établir un rapprochement entre la détresse empathique et les principes de justice » et « amorcer des principes moraux appropriés et les charger d’affect empathique» (p. 146). Pour Hoffman comme pour Honneth, le sentiment empathique d’injustice constitue la principale « motivation à rectifier des violation de justices infligées à d’autres » (p. 290).

D’autre part, c’est à partir de ce même sentiment d’injustice que Honneth pense les « processus de contrôle de la conscience morale [qui] ont pour tâche de réprimer assez tôt l’expression des sentiments d’injustice, pour que le consensus de la domination sociale ne se trouve pas remis en cause » (« Conscience morale et domination de classe », p. 213), et qui jouent, dans le capitalisme tardif, un rôle central  à la fois dans la lutte des classes et dans son occultation. Honneth classe ces techniques en deux catégories : les processus « d’exclusion culturelle » qui visent non pas le sentiment d’injustice lui-même, mais le contrôle de son expression et sa réception dans l’espace public; et « les processus d’individualisation institutionnels », qui ont pour enjeu de « parer au danger d’une entente communicationnelle » et d’une « mobilisation secondaire des sentiments d’injustice », c’est à dire à  leur remise en jeu dans une praxis protestataire collective. Honneth est clairement ici sur la voie d’une théorie des dispositifs de pouvoir sur les usages de l’empathie.

Mais plus encore, une indication de Honneth, dans la conclusion de son article, permet d’articuler empathie et pouvoir à partir de la recherche de la maîtrise des actes sociaux. Les sentiments d’injustice comme leur contrôle social ne peuvent en effet pas être dissociés de la lutte pour le contrôle de l’activité sociale, le pouvoir ne constituant donc pas seulement un contrôle de la conscience morale mais également ce que cette dernière vise à se réapproprier : « A ces expériences d’une dépossession systématique de leur activité répond un système d’infractions quotidiennes aux normes et aux règles, par lesquelles les travailleurs cherchent d’une manière informelle à garder le contrôle sur la production. […] Je vois, dans ces luttes confinées en deçà du seuil des conflits normatifs publiquement reconnus, l’indice d’un sentiment d’injustice qui revendique implicitement un droit à l’organisation autonome du travail » (ibid, p. 222, je souligne). Honneth pose ici un problème qui le dirigera vers le motif de la « lutte pour la reconnaissance », mais que La Lutte pour la reconnaissance ne permettra pas de résoudre : comment comprendre précisément que le sentiment d’injustice vise, « revendique implicitement », la réappropriation de la maîtrise sur l’activité sociale, et donc de la pleine participation à l’élaboration des rapports de pouvoir?

C’était du reste à la même question qu’aboutissait l’article « Arbeit und Instrumentales Handeln » (1980), dans lequel Honneth opposait à Habermas l’affirmation selon laquelle la normativité morale à l’œuvre dans les actes de résistance des ouvriers devait se comprendre non pas à partir d’un effacement systémique du mode communicationnel de la compréhension réciproque, mais à partir de « l’expropriation de l’activité du travailleur (p. 47). Le type de connaissance morale spécifique des classes dominées et du prolétariat et notamment le sentiment empathique d’injustice ensuite promu dans « Conscience morale et domination de classe » , doit donc être compris dans sa dimension émancipatrice, comme tentative de réappropriation du contrôle sur l’activité :  « Dès lors, cette connaissance morale, qui se trouve systématiquement incarnée dans les infractions pratiques aux procédés de régulation du travail, ne vise pas à la libération des travailleurs d’obstructions à l’action communicationnelle, mais plutôt à l’émancipation des entraves à l’action instrumentale » (p. 48).

Dès lors, comme le note Katia Genel, chez Honneth « l’inclusion est donc moins du coté de l’incorporation dans la société, que du côté de la participation à la société »[18], si bien qu’il ne faut pas considérer seulement que l’empathie est la cible de l’exercice du pouvoir, mais aussi que la réappropriation du pouvoir est l’enjeu de ses usages sociaux.

C. Kritik der Macht : un « modèle des conflits sociaux fondés dans une théorie de la communication »
Or, c’est précisément autour de cette question de l’évaluation de la conflictualité sociale à l’aune de la discussion des rapports entre empathie et relations de pouvoir chez Horkheimer et Adorno, Foucault et Habermas, que portent les analyses de Kritik der Macht (1985). Son enjeu le plus général, présenté comme la question centrale de la critique sociale contemporaine, consiste à élaborer un cadre théorique à même d’expliquer « à la fois les structures de la domination sociale et les ressources sociales de son dépassement pratique » (xiv). C’est en réponse à ce problème, et par contraste avec les théories du pouvoir examinées, que Honneth esquisse pour la première fois sa propre théorie du pouvoir comme processus d’institutionnalisation de compromis normatifs, opérée au sein même de rapports de communication, entre les identités et les intérêts de groupes en conflit. Sa stratégie consiste à mettre en lumière les « conceptions de l’action au fondement de l’analyse de l’intégration sociale et donc de l’exercice du pouvoir » (xii) puis à critiquer ces conceptions du pouvoir,  ainsi que de leur rapport avec les usages de l’empathie et la critique sociale.

Honneth examine tout d’abord le projet horkheimien d’explication des processus de virtualisation de la lutte des classes, dans laquelle il reconnaît son projet d’élaboration d’une théorie normative, et non autoritaire, de l’intégration sociale dans le capitalisme tardif. Il part de l’examen du paradoxe, fondateur de la démarche de Horkheimer dans Théorie traditionnelle et théorie critique, du caractère simultané de l’augmentation du contrôle instrumental sur la nature et de l’aliénation objective, c’est à dire du fait que la reproduction sociale apparaît aux individus comme « une force inamovible de la nature, un destin inaccessible au contrôle des hommes » (ibid, p. 203), comme une forme réifiée de pouvoir. La tâche de la théorie critique consiste dès lors à mettre en lumière « l’activité humaine qui a la société elle-même pour objet » (p. 12) – c’est à dire à déconstruire la réification du pouvoir qui masque son processus d’élaboration pratique et collective puis à élaborer un savoir critique permettant l’intensification de la lutte pour la réappropriation de cette activité sociale et donc l’émancipation populaire du pouvoir capitaliste. Mais cette tâche critique implique selon lui un modèle d’action différent de celui du contrôle instrumental, promu par Adorno et Horkheimer dans La dialectique des Lumières, qui s’appuie sur la « présupposition silencieuse d’une correspondance entre la domination sociale et la domination de la nature » (Kritik der Macht, p. 61) et sur une homologie trompeuse entre le contrôle instrumental et le contrôle social. Pour Honneth, la théorie, anthropologiquement et historiquement simplificatrice, du passage de relations sociales fondées sur les réactions empathiques passives (mimesis) à des relations sociales fondées sur une exercice technique, manipulatoire, puis administratif et étatique du pouvoir (contrôle instrumental), conduit donc directement les auteurs à produire une conception réductrice, coercitive et mécaniste, de la domination sociale. Il peut ainsi critiquer en même temps les deux versants de la théorie de la réification du pouvoir chez Adorno et Horkheimer : la substitution historique du modèle de l’action « orientée vers le contrôle » à une action mimétique ou empathique orientée vers la résonance et la compréhension, d’une part, et l’analyse de la consolidation et de la réification de ce contrôle dans des « appareils de domination » (c’est à dire des dispositifs de pouvoir sur les usages de l’empathie), d’autre part. Pour Honneth, cette conception empêche de penser la participation des opprimés à « la construction du consensus social », aux formes de « reconnaissance consensuelles » et d’ « accords normatifs », (p. 66) – c’est à dire aux usages sociaux normatifs de l’empathie – qui sont à l’œuvre dans les formes de pouvoir propres à la domination capitaliste. Inversement, il montre, conformément au projet général de l’ouvrage, comment ceux-ci peuvent jouer aussi dans les « formes de compréhension de soi culturels et de valeurs orientant l’action » (p. 67)  qui constituent pour Honneth le lieu de la conflictualité sociale et les vecteurs des mouvements de résistance à l’oppression. Cette critique radicale du paradigme du contrôle social de l’empathie, et sa substitution par la normativité de ses usages sociaux, pour penser le pouvoir[19], constitue l’une des impulsions majeures de la théorie de la reconnaissance.

De manière similaire, le cœur de la critique honnethienne de Foucault consiste dans l’idée selon laquelle ce dernier ne parvient pas à maintenir son « modèle d’action stratégique » dans sa théorie sociale et ses analyses historiques, c’est à dire échoue, d’une part, à articuler sa pensée du pouvoir comme interaction stratégique et bataille perpétuelle avec une théorie des accords normatifs et des motivations morales, et, d’autre part, avec une explication de la formation et du maintien des structures sociales plus complexes de domination. Si Foucault abandonne le projet d’exporter du champ discursif au champ social sa reprise de la théorie structuraliste de la « fonction de contrôle » des objets, cette impulsion initiale continue de jouer, selon Honneth, dans la théorie du pouvoir de la période suivante, notamment en raison du maintien de l’exclusion de la méthode herméneutique et de l’empathie (einfühlendes Verstehen) comme objet et méthode de la connaissance critique (p. 147) et, corrélativement, de son « indécision concernant la distinction fondamentale entre pouvoir social et pouvoir instrumental sur les objets » (p. 169).[20] Mais surtout, si dans les textes de la deuxième moitié des années 1970, Foucault propose bien une théorie stratégique, et non structuraliste, des relations de pouvoir, qui permet de « reconduire la formation des relations de pouvoir aux échanges stratégiques dans les conflits pratiques quotidiens » (p. 178), celle-ci ne parvient pas, selon Honneth, à rendre compte de la manière dont les dispositifs de pouvoir parviennent à « réguler avec succès les situations de conflit » et à se stabiliser en structures complexes de domination (p. 177).

Or, parce qu’il interprète de manière contestable la théorie foucaldienne de la domination dans les termes d’un acte de soumission dans lequel « le dominé se comporte comme s’il acceptait la position de pouvoir de son adversaire » (p. 180) – et qui fonctionne comme processus de « servitude volontaire », paradigme auquel Foucault n’a cessé de s’opposer[21] ––, Honneth peut ensuite défendre la thèse selon laquelle elle nécessite une analyse de la transformation de la lutte en un « accord normativement motivé », et donc une redirection de l’analyse des usages stratégiques vers les usages normatifs de l’empathie. Dans cette perspective, il reproche à Foucault, d’une part, de ne pas différencier, dans sa conception du pouvoir normalisateur, trois significations du concept de norme – dont ses premiers écrits avaient pourtant, à juste titre, montré le caractère indissociable – :  celui de « modèle fixe d’action », celui de « norme de l’action morale » et celui de « normalité sociale » (p. 185), et donc de confondre les dimensions morales, sociales et pratiques des usages de l’empathie dans les relations de pouvoir. D’autre part, il critique l’incompatibilité de cette conception de la domination avec la théorie foucaldienne des techniques de pouvoir, qui, selon lui, est caractérisée par une dimension mécanique (la discipline comme application de normes de conduites sur les sujets), naturaliste (la biopolitique comme action sur un corps ramené au statut de vivant) et intellectualiste (« le savoir-pouvoir » comme calcul réflexif et connaissance technique) du pouvoir. Enfin c’est cette exclusion du caractère normatif des usages de l’empathie qui conduit selon lui Foucault à ne pas  « distinguer entre les organisations sociales dans lesquelles l’appartenance à la société est régulée par des contrats juridiques et libres et celles qui s’appuient sur des institutions totales, dans lesquelles l’appartenance sociale est imposée de manière coercitive sur la base d’un ordre légal », (p. 218), c’est à dire à occulter les bienfaits relatifs et le consentement des citoyens aux institutions et libertés du capitalisme.[22]

Parce que Honneth n’est pas sensible, dans les analyses foucaldiennes, à la théorie des usages stratégiques de l’empathie ni à l’importance accordée à la « logique des interactions »[23] , et, parce qu’il ne voit pas que l’assujettissement et la discipline chez Foucault ne se réduisent pas à une formation unilatérale des corps par les techniques de pouvoir mais sont médiés par des dispositifs pratiques qui orientent normativement les interactions, il reconduit la critique, répandue mais erronée, d’une conception behavioriste, structurelle et rigide du pouvoir, incapable de différencier les usages contestataires des usages dominateurs de l’empathie. Honneth manque ainsi une occasion d’articuler, avec Foucault, les dimensions pratiques, sociales et éthiques des usages de l’empathie dans les relations de pouvoir.

Enfin, si la théorie sociale communicationnelle de Habermas est, pour Honneth, porteuse d’une théorie de l’action qui lui permet de reconnaître le rôle des usages normatifs de l’empathie dans les formes de pouvoir légitimes comme illégitimes, il conteste la restriction linguistique de sa conception de l’empathie ainsi que sa conception du pouvoir à partir d’une critique de la dissociation des actions orientées vers le succès et vers la compréhension, puis du monde de la vie et des systèmes. Ces deux erreurs théoriques sont responsables d’une occultation de la participation des classes dominées à la dynamique de la normativité sociale, c’est à dire à la fois, comme le résume Emmanuel Renault, de « la contribution active des luttes sociales à la reproduction et à l’évolution sociale » et des « motivations de ceux qui sont pratiquement engagés dans la lutte contre les injustices sociales » (L’expérience de l’injustice, p. 54).

Honneth commence par critiquer la théorie anthropologique du jeune Habermas, en montrant que si le concept d’intérêt pratique dans les activités sociales (et notamment scientifiques) permet de mettre au jour la dimension normative de l’empathie – et de ses usages dans les attentes concernant les comportements d’autrui comme dans les actes de compréhension mutuels eux-mêmes –, celle-ci encore est pensée en rapport avec le motif instrumental de la « relation à la conduite » de Horkheimer, et donc sur le modèle jeune-marxien du travail social comme « contrôle des résultats de l’action » (p. 231). Honneth oppose à ce modèle instrumental de l’empathie sa fonction de constitution de l’identité, elle-même suggérée par Habermas, selon laquelle c’est « au moyen de la communication avec les autres que l’identité de l’ego est établie » (« Gegen einen positivistisch halbierten Rationalismus », p. 73). Honneth voit donc chez le jeune Habermas l’occasion manquée d’une rupture selon lui salutaire avec le paradigme du contrôle dans la théorie sociale. La socialisation ne doit plus être pensée à partir de l’appropriation de la nature (interne et externe), mais de la préservation des accords communicationnels indispensables non seulement à la reproduction matérielle et sociale des individus, mais encore à la constitution de leur identité et de leur autonomie individuelle. C’est pourquoi la fonction individualisante de l’empathie s’accompagne d’une fonction émancipatrice et critique de ses usages, c’est à dire que, comme l’exprime Habermas, « dans la construction de son identité, l’individu apprend graduellement à se libérer du pouvoir des objectités et dépendances hétéronomes » (p. 259). Mais si la compréhension interindividuelle implique une réappropriation en première personne de normes sociales (réduites chez Habermas, nous l’avons vu, au modèle des règles linguistiques) initialement éprouvées comme des objectités aliénantes, alors les interactions symboliques, qui sont caractérisés par ces usages normatifs de l’empathie[24], deviennent « l’autre du pouvoir ». L’empathie est dès lors pensée comme libre de tout pouvoir (« les sujets sont supposés capables de communiquer sans aucun rapport de force », p. 260) ou plutôt comme le travail de libération – reprise, critique et émancipation sur le modèle hégélien de l’Aufhebung – du pouvoir des normes. La domination ne pourra consister, en retour, que dans des processus d’empêchement de ces usages de l’empathie, qui fonctionnent donc à la fois comme norme critique et comme force motivationnelle d’émancipation du pouvoir (cf. notamment p. 258 sq. et 269 sq.).

Or Honneth montre que cette thèse esquisse deux théories alternatives des rapports entre empathie et pouvoir : celle, finalement adoptée par Habermas dans l’opposition entre système et monde de la vie et qu’il critique, et celle qu’il propose de développer et qui constitue le programme de la Lutte pour la reconnaissance. Soit les interactions empathiques sont effectivement considérées comme une sphère « étrangère » au pouvoir et la conflictualité sociale est comprise à partir de l’hétéronomie entre empathie (« monde de la vie ») et pouvoir (« système »). Alors la lutte des classes consiste dans une « distorsion de la relation dialogique » (Connaissance et intérêt, p. 59), qui a pour enjeu le contrôle des usages sociaux et normatifs de l’empathie. On comprend bien alors la dimension critique de l’empathie et la dimension dominatrice du pouvoir mais plus la manière dont les usages normatifs de l’empathie participent à la domination. Soit, position que défend Honneth, il faut tenir ensemble le fait que les interactions empathiques sont à la fois affectées par le pouvoir – si bien qu’elles « logent au sein même des processus d’action communicationnels » (p. 273), et constituent, en quelque sorte, le cheval de Troie du pouvoir – et constitutives de la stabilisation institutionnelle du pouvoir, par le biais des accords normatifs Mais alors, il n’est plus possible 1. d’opposer unilatéralement la fonction émancipatrice et critique des usages sociaux de l’empathie à leur contrôle social aliénant 2. de séparer l’empathie et le pouvoir comme des sphères respectivement et exclusivement déterminées par une rationalité instrumentale (par exemple le marché et l’État comme « sous-systèmes » rationnels et « libres de normes » chez Habermas), d’une part, ou par une rationalité communicationnelle prétendument déconnectée du pouvoir, d’autre part 3. de penser le pouvoir comme une interruption ou une distorsion de l’empathie.

C’est donc dans cette deuxième voie que s’oriente le programme honnethien de la « lutte pour la reconnaissance » : analyser « l’ordre social comme une relation communicationnelle, institutionnellement médiée, entre des groupes sociaux culturellement intégrés qui, dans la mesure où l’exercice du pouvoir est inégalement distribué, prend la forme de la lutte sociale » (p. 334) ; c’est à dire penser la fonction effective de la dialectique entre empathie et pouvoir dans la conflictualité sociale.

Cependant, comme nous proposons à présent de le montrer, sa réponse dans la Lutte pour la reconnaissance ne satisfait aucune de ces trois conditions et n’abandonne pas, en définitive, la scission ontologique entre contrôle et compréhension postulée à la fois par la conception phénoménologique de l’empathie et par les théories systémiques du pouvoir. Parce qu’il s’est opposé, tout au long de Kritik der Macht, aux modèles du pouvoir comme contrôle social et de la domination comme aliénation objective, il ne pourra pas analyser la manière dont les relations de pouvoir structurent les interactions et la compréhension des individus. Parce qu’il ne cesse d’opposer les « accords normativement consentis » au contrôle social, il ne rendra pas compte de la manière dont ces normes sont créées au sein même des interactions. Et parce qu’il n’abandonne pas la thèse habermassienne du caractère essentiellement émancipateur de l’empathie, il ne comprendra pas les luttes contre la domination autrement que comme des résistances à l’empêchement des usages éthiques de l’empathie. En somme, Honneth, dans le cours de sa « critique de la forme capitaliste de la socialisation » (ibid) ne parvient pas à s’extirper du double-bind classique de la critique post-marxiste : promouvoir soit l’aliénation subjective –  la rupture de l’expérience empathique avec soi-même, les autres et le monde –   soit l’aliénation objective –  la dépossession de la participation à l’activité sociale par des dispositifs de pouvoir sur l’empathie dans les interactions.[25]

Dans la deuxième partie de cet article, nous proposons ainsi de montrer comment Honneth, dans la Lutte pour la reconnaissance, accentue cet écart entre empathie et pouvoir, et donc entre aliénation subjective et aliénation objective, en nous centrant[26] sur sa lecture de la psychologie sociale de Mead. Or Mead,  contrairement à Honneth, articule explicitement dimension de contrôle et de compréhension dans l’empathie et permet donc de penser la conflictualité sociale comme le développement non d’une « lutte pour la reconnaissance » mais d’une « lutte pour le pouvoir ».


II. L’interprétation honnethienne de G.H. Mead : lutte pour la reconnaissance ou lutte pour le pouvoir?

Dans Soziales Handeln und Menschlische Natur, en 1980, l’évaluation positive de l’articulation méthodologique entre naturalisme, pragmatisme et intersubjectivisme, conduisaient Honneth et Joas à ne pas séparer les actions instrumentales et sociales[27], mais au contraire à les penser conjointement dans le cadre d’une explication historique et phylogénétique de l’évolution de la coopération (p. 61). Les auteurs insistaient alors sur le fait que la dimension normative de la compréhension mutuelle théorisée par Mead n’était que le strict corrélat de cette conception pratique de l’empathie, qui en inscrivait les usages dans des actes sociaux, complexes et transindividuels, fonctionnant comme entité heuristique de base de l’ontologie sociale de Mead (voir, par exemple, L’esprit, le soi, la société, p. 101-102). Or en 1992, dans La Lutte pour la reconnaissance, dirigé  par sa critique préalable, dans Kritik der Macht, de l’homologie entre contrôle instrumental et contrôle social, Honneth  délaisse les usages stratégiques de l’empathie décrits par Mead pour se concentrer essentiellement sur les attentes normatives des individus dans les interactions, séparant ainsi, à la suite de Habermas, dimensions cognitives et normatives de l’adoption de rôle meadien. C’est dès lors à la lumière non plus de la dimension corporelle et pratique de son anthropologie, mais de la question de l’élaboration normative de l’identité et du progrès moral dans les processus de communication interpersonnels que Honneth réinterprète Mead ; au prix, nous allons le voir, d’une interprétation contestable, et incompatible avec son caractère pragmatiste (c’est à dire centré sur la dimension pratique des actions sociales), des rapports entre empathie et pouvoir. Tandis que Honneth oriente sa lecture en direction d’une théorie du consentement normatif et de la contestation morale des structures de pouvoir dans la lutte pour la reconnaissance, Mead cherche à élaborer une théorie du contrôle social et de la lutte pour le pouvoir comme recherche pratique de la participation à la compréhension sociale et aux actes sociaux. En suivant et en critiquant la lecture honnethienne de Mead, nous proposons donc de montrer que la fonction de l’empathie n’est pas de donner accès aux expériences d’autrui, mais de permettre le contrôle dans les interactions et la participation aux actes sociaux. Si bien que, chez Mead  du moins dans « Genèse du soi et contrôle social » et L’esprit, le soi, la société, la « la lutte pour le pouvoir » prime sur la « lutte pour la reconnaissance ».

A/ L’empathie, le soi et la société : compréhension ou contrôle dans les interactions ?

La théorie meadienne de l’empathie s’ancre d’abord dans une approche pragmatiste de la compréhension pratique, c’est à dire qui, comme le rappelle Honneth, affirme que « l’homme développe ses capacités cognitives à partir des situations où ses actes habituels deviennent souvent problématiques » (p. 88). La théorie sociale pragmatiste insiste ainsi sur le fait que le self, en grande partie conçu d’après le modèle de la conscience de soi hégélienne[28], n’émerge qu’à partir de l’expérience – elle aussi proche de celle de la Verzweiflung dans la Phénoménologie de l’esprit de l’inadéquation entre les attentes cognitives du sujet engagé dans l’action et l’état effectif du monde qu’il rencontre, dans lequel il cherche à agir avec succès, et qui lui résiste. Or cette définition de l’expérience du self est valable pour les interactions entre individus et pour la compréhension empathique qui s’y joue. Plus encore : l’empathie, la compréhension pratique des autres individus dans les interactions, est le lieu par excellence où la conscience de soi apparaît.

Or, et c’est là la première occasion manquée de la lecture honnethienne, cette compréhension empathique ne peut pas être découplée du projet pratique des sujets, c’est à dire, plus concrètement, de la tentative de contrôle du comportement d’autrui :

« La psychologie trouve dans l’interaction humaine un point de départ particulièrement adapté, parce que celle-ci oblige les sujets, quand ils rencontrent des problèmes, à prendre conscience de leur propre subjectivité: « Lorsque quelqu’un réagit aux conditions météorologiques, cela n’a aucune incidence sur le temps lui-même ? Peu importe, pour le succès du comportement, qu’il prennent conscience de ses propres attitudes et de ses manières de réagir, il doit seulement être attentif aux signes de pluie ou de beau temps. Les comportements sociaux efficaces, en revanche, nous conduisent sur un terrain où la conscience de nos propres attitudes aide à contrôler le comportement d’autrui » (« Social consciousness and the consciousness of meaning »). » (p. 89)

L’empathie, qui permet d’avoir accès à la signification des actes et des intentions d’autrui, doit donc être pensée dans le strict cadre de l’interaction, c’est à dire, comme Mead le définit ici, d’une tentative de contrôle mutuel des individus dans leur rencontre. Reste à déterminer si, comme le soutient Honneth, la fonction primordiale de l’empathie est de donner accès aux états mentaux d’autrui (paradigme cognitif de l’empathie), permettant éventuellement dans un deuxième temps de contrôler son comportement, ou si elle émerge elle-même de cette tentative de contrôle (paradigme pratique du contrôle de/dans l’empathie). Or dans cet article, Mead affirme explicitement que la conscience de la signification, des actes d’autrui comme des siens propres, est le résultat, et non la cause, de la tentative de contrôle de son comportement. C’est tout à fait clair du point de vue de la formation de la conscience de soi, qui ne découle de l’empathie pour autrui que dans la mesure où celle-ci permet de contrôler le comportement d’autrui : « nous sommes conscients de nos propres attitudes dans la mesure où elles sont responsables de la modification du comportement des autres individus ». Mais c’est également le cas du mécanisme empathique proprement dit, qui, conformément au strict principe pragmatiste selon lequel la compréhension est une dimension interne de l’action, n’est pas un acte différent de la réponse même à l’action d’autrui, qui cherche à y réagir et à le contrôler. La signification des actes d’autrui, ce à quoi l’empathie donne accès, est constituée à partir de nos propres réponses, dans leur dimensions inséparables de réaction, de contrôle et de compréhension pratiques des actions d’autrui : « La conscience de la signification, du moins à cette étape, est la conscience de nos propres attitudes de réponses, dans la mesure où elle répondent, contrôlent et interprètent les gestes d’autrui » (ibid). Dès lors, on peut proposer l’hypothèse selon laquelle, chez Mead, 1. la fonction primordiale de l’empathie est de contrôler le comportement d’autrui et non d’avoir accès à ses états mentaux (ou de le reconnaître) 2. le mécanisme de l’empathie repose sur la simulation des conséquences de ce contrôle d’autrui sur le self lui-même et non sur une imitation de sa réaction 3. l’intersubjectivité repose sur le contrôle de/dans l’empathie et non sur son usage moral.

Parce que Honneth cherche chez Mead la confirmation théorique de l’idée selon laquelle « les sujets humains doivent leur identité à l’expérience d’une reconnaissance intersubjective » (p. 87), et également en raison de sa critique préalable de l’homologie entre contrôle instrumental et contrôle social (qui est une thèse centrale, voire la thèse principale, du pragmatisme), Honneth secondarise d’emblée la motivation essentiellement pratique, et non communicationnelle, de la compréhension empathique. Corrélativement, il est conduit à défendre un modèle représentationnaliste et spéculaire de l’empathie comme changement de point de vue et confirmation de l’identité personnelle – qui permet de « se placer dans une perspective excentrique, à partir de laquelle je puis me faire une image de moi-même et prendre ainsi conscience de mon identité » (p. 91). Honneth occulte ainsi la dimension pratique de l’empathie au profit d’une image cognitiviste et centrée sur l’identité du moi, qui devient  « l’image cognitive que le sujet se fait de lui-même, à partir du moment où il apprend à se percevoir du point de vue d’une seconde personne ». Cette interprétation contestable de l’empathie chez Mead le conduit à lire la dialectique du « je » et du « moi », la figure de l’autrui généralisé, et la question du développement des individus et de la société, à la lumière du processus de formation morale de l’identité plutôt que du contrôle social des actions.

B/ Self, « je » et « moi » : modèle dialogique ou modèle pratique?

Dans le prolongement de ses analyses précédentes,  Honneth interprète la dialectique du je et du moi sur le modèle du changement de point de vue (moi) et du commentaire (je), et donc à partir d’une conception dialogique du self. Il cite à l’appui de sa lecture un extrait de Mead qui semble soutenir cette interprétation[29], mais ne rend pas compte de son contexte. Dans la phrase précédente, en effet, Mead rappelle que le rapport entre le « je » et le « moi » dépend lui-même d’une capacité d’action sur soi-même, c’est à dire d’auto-stimulation par simulation de le tentative de contrôle d’autrui. Et dans la phrase qui la suit, et qui conclut l’article, Mead insiste sur le fait que cet apparent dialogue correspond en réalité à la structuration sociale et  pratique du self, qui est « organisé par l’importation de l’organisation sociale du monde environnant » l’action. L’analyse de Honneth est ainsi conduite à partir d’une restriction intersubjectiviste et représentationnaliste de l’empathie[30], incompatible avec le pragmatisme de la psychologie sociale de Mead et avec son insistance sur la fonction de contrôle pratique et le structuration sociale de l’empathie. Or plutôt que cette participation de l’empathie au contrôle social, Honneth défend sa fonction de constitution de l’identité du sujet. Ce faisant, il réduit le self à l’ego[31] – jusqu’à traduire « self » par « identité personnelle »[32] – et la primauté du monde social sur le self à la primauté de la perception de l’autre sur le développement de l’identité de l’individu. Honneth reconduit ainsi une interprétation cognitive du self, qui ne rend pas compte de la dimension normative et sociale du processus dans lequel il est constitué.

C’est pourquoi Honneth peut ensuite séparer « la relation cognitive » par laquelle un sujet prend conscience de lui-même » de ses formes de « confirmation pratique », qu’il interprète comme le signe d’un passage de l’analyse de l’identité personnelle à celle de « la formation du sujet moral » (p. 98). Selon lui, Mead atteint un deuxième stade dans l’élaboration de sa psychologie sociale lorsqu’il intègre dans l’analyse du rapport d’interaction la question des normes morales: « il lui faut alors se demander en quoi consiste cette image de soi cristallisée en un « moi », dès lors que les réactions du partenaire ne se donnent plus simplement sur des présomptions cognitives relatives au comportement de l’individu, mais aussi sur des attentes normatives ». (p. 93). Dans cette perspective, le « moi » meadien change donc de nature selon Honneth : il ne peut plus être « l’instance neutre qui s’applique à maîtriser les problèmes sur un plan cognitif, il doit maintenant incarner l’instance morale chargée de résoudre les conflits intersubjectifs » (p. 94). En séparant implicitement la conversation de geste et la compréhension mutuelle du processus de l’Autrui généralisé[33], Honneth peut ainsi séparer strictement la dimension cognitive de l’empathie de son rôle moral. Or, s’il y a  bien une théorie morale du self chez Mead[34] , celle-ci n’est pas articulée à la question de l’identité morale, mais à la question du contrôle social. C’est ainsi que Mead, en examinant le rôle de censeur du « moi », affirme :

« Pour employer une expression freudienne, le « moi » a, en quelque sorte, une fonction de censure. Il détermine l’expression qui peut prendre place, prépare la scène et donne le signal. Dans le cas de la conduite impulsive, la structure du « moi » impliquée dans la situation n’assure pas un tel contrôle. […] Dans des conditions que nous tenons pour normales, la manière d’agir d’un individu est déterminée par le fait qu’il adopte l’attitude des autres membres du groupe. Mais si on ne lui donne pas l’occasion d’entrer dans un commerce social avec les autres, comme l’enfant que l’on cloître, il en résulte une situation où la conduite est incontrôlée ». (ibid, p. 268-269).

Outre que Mead développe ici une conception clairement « psycho-sociologique », et non axiologique, de la censure exercée par le « moi » (qui joue donc le rôle du surmoi chez Freud), celle-ci est entièrement décrite dans la perspective du pouvoir, c’est à dire du contrôle social et des institutions. La suite de ce même passage définit ainsi le contrôle social comme « une expression du moi opposée à celle du je », qui « trace les limites, [il] fixe les conditions qui permettent au « je » d’utiliser le moi comme moyen de réaliser un projet qui intéresse tout le monde » (ibid), c’est à dire correspond à la reprise des structures pratiques de pouvoir dans la conscience de soi. Mais à ce pôle « subjectif » du pouvoir (le contrôle social du « moi »), correspond un pôle objectif : le contrôle social comme effectivité des institutions, elles-mêmes définies comme « l’organisation des attitudes que nous portons tous en nous, c’est à dire les attitudes organisées des autres qui contrôlent et déterminent notre conduite » (p. 269). Une théorie du sujet y est sans doute impliquée, mais ce dernier doit être compris alors comme « individu institutionnalisé », c’est à dire dans la perspective psycho-sociologique du pouvoir, et non dans le cadre éthique d’une théorie de l’autoréalisation ou de l’autonomie individuelle, comme le voudrait Honneth.

Le dilemme interprétatif se déplace dès lors de l’opposition entre une lecture « cognitive » ou « pratique » de l’empathie vers celle d’une lecture « morale » (centrée sur les jugements) ou « sociale » (centrée sur le pouvoir) de la normativité de ses usages.

C/ Autrui généralisé : normes éthiques ou contrôle social?

C’est ainsi dans un cadre explicitement éthique, et non sociologique, c’est à dire en évacuant la question du contrôle d’autrui et du pouvoir comme structuration sociale de ce contrôle, que Honneth interprète la théorie meadienne de l’Autrui généralisé, comprise alors comme compréhension de soi (« compréhension normative de lui-même en tant qu’incarnant un certain type de personne humaine », p. 93) et non comme compréhension des actions d’autrui. Ce biais de lecture se retrouve dans la lecture honnethienne de la différence entre play et game. Là encore, chez Mead, comme les extraits que citent Honneth le rappellent, la question centrale est celle du type de contrôle exercé par la société, au moyen des actes sociaux, sur l’individu et sa compréhension de la situation. Du joueur de base-ball impliqué dans un « game » socialement structuré, et non un « play » dans lequel il s’agit seulement se mettre à la place de son partenaire d’interaction, Mead affirme ainsi, de manière célèbre, que « ses faits et gestes sont contrôlés par le fait qu’il est aussi chacun des autres équipiers, au moins dans la mesure où leurs attitudes affectent sa propre attitudes particulière ». L’Autrui généralisé correspond dès lors à « l’organisation des attitudes de toutes les personnes engagées dans le même processus » (ESS p. 153), et est défini par son rôle fonctionnel. Honneth le rappelle lui-même : « l’intériorisation de normes d’action produites par la généralisation des attentes de tous les membres de la société » ne correspond, du point de vue du sujet, qu’à l’acquisition de la « capacité abstraite de participer aux rapports d’interaction de son environnement conformément aux règles qui le régissent » (p. 95, je souligne). Honneth voit très bien ce qu’il appelle par ailleurs le « fonctionnalisme » de Mead (p. 89), mais, parce qu’il cherche à dissocier le rapport étroit (propre au pragmatisme) entre normativité et contrôle, et à promouvoir la valeur subjectivante de l’Autrui généralisé, il inverse l’ordre de l’analyse meadienne : l’Autrui généralisé consiste dans « une instance de contrôle fondée sur des attentes normatives » (p. 94), qui ont en elles-mêmes une valeur éthique. Mais dans l’analyse de Mead, comme nous l’avons vu, le contrôle est premier, et c’est au sein du « contrôle de/dans l’empathie » que le self, qui est irréductible à l’identité personnelle, peut émerger.

Dans la perspective pragmatiste de Mead, la distinction entre play et game n’a donc pas une portée éthique, centré sur le maintien de l’identité et de l’intégrité de la personne, mais fonctionnelle, centrée sur la participation aux actions et leur coordination. Si le joueur de base-ball essaie de bien jouer son rôle, ce n’est pas qu’il cherche à  affirmer ou maintenir son identité personnelle ou même sociale, mais à participer efficacement à un acte social. Si le moment de la reconnaissance n’est pas absent de ce processus – si, comme l’exprime Honneth, il s’agit pour le self de « se savoir lui-même reconnu comme un membre de leur système social de coopération » (p. 96) –  il n’y va pas d’une recherche de la reconnaissance éthique de son identité[35] mais d’une recherche pratique de la participation à l’activité sociale en cours. Dans cette perspective, la recherche de la reconnaissance est bien présente, mais ce qui est reconnu et visé est l’activité et non l’identité sociale.

La singulière analyse meadienne du « sentiment de supériorité » dans l’action, que Honneth mentionne sans en souligner l’incompatibilité avec sa propre lecture, en témoigne clairement : « puisque le self est social, c’est un soi qui se réalise par sa relation avec les autres. Les autres doivent lui reconnaître les valeurs même qu’il voudrait posséder. Il se réalise, d’une certaine façon, en affirmant sa supériorité sur les autres et en reconnaissant son infériorité par rapport à eux » (p. 264). Mead ne vise pas ainsi une critique morale mais une analyse pratique des relations sociales : si nous cherchons à « faire des choses que personne d’autre ne peut faire, ou ne peut faire aussi bien que nous », cela signifie que nous ne cherchons pas seulement ou d’abord la reconnaissance réciproque (« l’exigence de se réaliser en s’attribuant une forme de supériorité sur ses propres n’en est pas moins constante »), ni la vaine gloire ou la domination (« la supériorité n’est pas à elle-même sa propre fin »), mais la participation du je, contrôlée par le moi, aux actes sociaux (« Le « je » est sans arrêt en train de se réaliser à travers la conduite […] Il est la réalisation du soi que nous cherchons sans cesse à atteindre », p. 265). Le sentiment de supériorité accompagne donc notre participation à la résolution des problèmes : il est un « moyen par lequel les individus modifient les situations où il se trouvent » (ibid). De même que les actions apparemment asociales ou violentes impliquent en réalité le fait premier de la coopération[36], la recherche de la reconnaissance, nécessairement asymétrique dans des sociétés inégales, résulte de la recherche de l’ « accomplissement d’une fonction commune », c’est à dire de la participation aux actes sociaux. C’est pourquoi la théorie de la démocratie meadienne sera pensée non d’abord comme un dépassement éthique des dénis ou asymétries de reconnaissance mais comme une intensification institutionnelle de la coopération, permettant de « remonter à la réalisation intelligente de certaines fonctions sociales qui permettent votre propre réalisation » (p. 365).

Dans G.H. Mead, une réévaluation contemporaine de sa pensée, H. Joas mettait en avant le fait que Mead « insiste constamment sur la motivation en soi que représente une activité commune visant des objectifs communs » (p. 112), ainsi que la primauté de la recherche de la participation sur d’autres motivations subordonnées : « l’homme n’adopte pas l’attitude d’autrui pour l’imiter ou la répéter, mais pour prendre part à la réponse sociale qui est en train de se dérouler » (ibid). Dans cette perspective, la théorie pragmatiste de l’action meadienne ne doit pas être lue comme une théorie éthique de l’autoréalisation des sujets, et donc de la reconnaissance interpersonnelle, mais comme une théorie sociale du self, c’est à dire de la participation pratique des individus aux actes sociaux. Mais alors, corrélativement, sa théorie sociale ne doit pas être comprise à partir du motif de « la lutte pour la reconnaissance » et pour la confirmation et l’intégrité de l’identité, mais de la « lutte pour le pouvoir » et la participation et la transformation du contrôle social.

C/ Le développement démocratique des sociétés : reconstruction de la reconnaissance ou du pouvoir?

Cette primauté de la recherche de la participation aux actes sociaux sur celle de la reconnaissance des identités doit également conduire à critiquer l’interprétation honnethienne du rapport entre normativité pratique et transformation sociale chez Mead. Honneth, continuant de réduire le processus social de formation du self à la formation du sujet moral, la théorie meadienne de l’empathie à un détour intersubjectif de soi à soi, et l’Autrui généralisé à un ensemble de normes morales, réinterprète ainsi le conflit entre « je » et « moi » dans les termes d’un conflit moral intérieur qui conduit le sujet à tenter de transformer les normes de la communauté :

« Mead introduit dans la relation pratique à soi une tension entre la volonté générale intériorisée et les exigences de l’individuation, tension qui doit déboucher sur un conflit moral entre le sujet et son environnement social; pour concrétiser en actes les exigences internes du sujet, il est en principe nécessaire d’agir en accord avec tous les autres membres de la société, car c’est leur volonté commune qui, sous la forme d’une norme intériorisée, contrôle les actes du sujet. C’est l’existence du « je » qui oblige le sujet, dans l’intérêt du moi, à s’engager en faveur de nouvelles formes de reconnaissance sociale » (p. 100).

L’interprétation de Honneth rapproche l’analyse meadienne de la deuxième topique freudienne : le « je », qui correspond au ça freudien, réinterprétée comme réserve d’énergie créative, est contrôlé par le « moi », qui correspond au « surmoi », et qui importe le contrôle exercé par les normes sociales – c’est à dire par la reconnaissance des autres membres de la société – dans l’activité psychique du sujet. Le conflit moral qui apparaît consiste donc, selon Honneth, dans la tentative du « je » de transformer les normes sociales de reconnaissance, afin de pouvoir se réaliser et être pleinement reconnu : « la lutte pour la reconnaissance » consiste dès lors dans la généralisation sociale et l’extension historique de ce mouvement par lequel « les sujets cherchent continuellement à étendre les droits qui leur sont intersubjectivement garantis et par là, à augmenter leur degré d’autonomie individuelle » (p. 103). C’est donc, dans la lecture honnethienne, l’opposition intrapsychique du « je » au « moi » qui permet d’expliquer le motif hégélien de la lutte pour la reconnaissance :

« Les forces qui relancent constamment le « mouvement de la reconnaissance », ce sont ces strates incontrôlables du « je » qui ne peuvent se manifester librement que lorsqu’elles trouvent l’approbation d’un « Autrui généralisé ». « Les sujets étant, sous la pression de leur « je » constamment contraints d’élargir les normes incarnées dans l’ « Autrui généralisé », ils sont dans une certaine mesure soumis à la nécessité psychique de s’engager en faveur d’un élargissement des rapports de reconnaissance juridique; c’est la praxis sociale résultant de l’effort collectif en vue d’un tel « enrichissement de la communauté » qui peut, dans la psychologie sociale de Mead, porter le nom de « lutte pour le reconnaissance ». (p. 103)

Honneth se réfère ainsi à la conception meadienne de la « communauté idéale », qu’il interprète dans une perspective morale : la contestation des normes sociales n’est possible qu’à condition de se référer à une communauté imaginaire ou non encore existante, c’est à dire à un « Autrui généralisée » alternatif, porteur de normes morales plus adéquates à la reconnaissance du soi (p. 100-101). Pourtant, là encore en adéquation avec sa conception pragmatiste des rapports entre self et société, Mead conçoit la contestation des normes de reconnaissance dans une perspective pratique, et non éthique, comme une réponse à des situations de désajustement pratiques et dans le prolongement des efforts des selves pour participer à la résolution des problèmes qu’elles lui posent.[37] Il présente ainsi la transformation des sociétés comme la tentative de réponse à des de situations problématiques : « des problèmes éthiques se posent aux membres d’une société humaine donnée, là où ils sont confrontés personnellement à une situation sociale à laquelle ils ne peuvent pas facilement s’ajuster ou s’adapter, dans laquelle ils ne peuvent pas se réaliser comme soi, s’y intégrer immédiatement leur propre conduite » (p. 358). Ces « problèmes éthiques » correspondent à des situations dans lesquelles les individus ne peuvent pas se comprendre et être compris[38], et dans lesquelles la société n’assure pas « la réalisation de cette différenciation fonctionnelle et de cette participation sociale » dont Mead affirme qu’elle « pourrait être posée comme une forme d’idéal qui s’offre à la communauté humaine » et « coïncide à son état actuel avec l’idéal de la démocratie » (p. 362). Ce sont ces problèmes qui sont le moteur des tentatives de « reconstruction sociale » que Mead met au cœur du progrès social (démocratique) des sociétés. Mais leur caractère éthique ne signifie pas que leur enjeu est l’intégrité de la personne, mais plutôt l’ajustement pratique des membres d’une communauté aux activités sociales auxquelles ils participent. La « communauté idéale » de Mead correspond bien au recours à un « Autrui généralisé » imaginaire, mais ce dernier doit lui-même être compris dans un sens fonctionnel, dans le cadre de la tentative de réappropriation et de participation aux processus sociaux qui contrôlent les comportements des individus, et donc leur propre situation[39].

Si Mead, selon le vœu de Honneth, « sociologise » effectivement l’esprit hégélien, le mouvement de reconstruction sociale qu’il analyse n’est pas mû par la « lutte pour la reconnaissance » des identités personnelles, mais par une « lutte pour le pouvoir », comprise comme tentative de participation à la transformation pratique de la société :

« L’esprit, en tant que pensée constructrice ou réflexive, apte à trouver des solutions aux problèmes, est le moyen, le mécanisme ou le dispositif par lequel l’individu humain résout les divers problèmes d’adaptation à l’environnement qui se posent à lui dans le cours de son expérience et qui entravent le déroulement harmonieux de sa conduite tant qu’il ne les as pas traités. En tant qu’inhérent aux membres de la société humaine, l’esprit est aussi le moyen, le mécanisme ou le dispositif par lequel les individus accomplissent ou réalisent la reconstruction sociale. En effet, c’est par leur esprit, par leurs capacités de pensée que les individus peuvent se retourner d’une manière critique sur la structure organisée de la société à laquelle ils appartiennent – cette matrice première dont leurs esprits sont dérivés – et qu’ils peuvent réorganiser, reconstruire ou rectifier cette structure, à un plus ou moins grand degré, selon les exigences de l’évolution sociale. […] Comment les esprits effectuent-ils une telle reconstruction sociale? En reculant de manière plus ou moins intellectuelle et abstraite les frontières de la société dont sont membres ces individus et où se produit cette reconstruction. Cette extension produit une totalité sociale plus étende dans les termes de laquelle et par référence à laquelle les conflits sociaux qui requièrent la reconstruction de la société donnée sont résolus ou éliminés. […] Bref, la reconstruction de la société et celle du soi sont les deux faces d’un même processus, à savoir le processus d’évolution sociale de l’humanité. Ce progrès des sociétés humaines exige que les individus recourent au mécanisme dérivé socialement de la conscience de soi, à la fois pour accomplir de tels changements progressifs de la société et pour développer leur soi de sorte qu’il reste en phase, en s’y adaptant, avec cette reconstruction de la société ». (p. 348-349)

L’image de la dialectique des rapports entre selves et société, et entre empathie et pouvoir, dans le progrès social, est donc sensiblement différente de celle proposée par Honneth. Il ne s’agit pas d’affirmer que les individus cherchent à être reconnus et donc tentent d’agir sur les attentes normatives des autres individus par l’intermédiaire de l’extension des normes sociales, mais, à l’inverse, que les selves cherchent à participer à la permanente « reconstruction sociale » de la société, c’est à dire à agir sur la société et à se transformer eux-mêmes; et donc à voir leurs tentatives pratiquement reconnues, confirmées et prolongées par les autres selves. A nouveau, la « lutte pour la reconnaissance » n’est donc à strictement parler pas absente de la théorie meadienne, mais elle ne constitue pas le moteur de la transformation sociale : elle est une des dimensions subordonnées de la « lutte pour le pouvoir » comme tentative de participation aux actes sociaux qui produisent et reconstruisent la société.

E/ Empathie et pouvoir : « la réalisation du soi dans l’exécution intelligente d’une fonction sociale »

Dès lors, si la théorie meadienne de la démocratie, développée dans les dernières sections de L’esprit, le soi, la société, est bien orientée par un horizon normatif, ce n’est pas celle de la vie éthique absolue hégélienne dans laquelle chaque individu « s’intuitionne dans chacun comme soi-même » (System der Sittlichkeit, p. 5), mais celle de « la réalisation du soi dans l’exécution intelligente d’une fonction sociale », qui constitue, selon Mead, « le stade le plus élevé du développement des nations comme des individus » (p. 355). Cette thèse politique, corrélative de la théorie de l’action meadienne selon laquelle les individus sont mus par leur recherche de la participation aux actes sociaux, n’est cependant compréhensible qu’à condition de prendre en compte le fait que le contrôle social ne s’applique pas également à tous, et renvoie à une répartition asymétrique du pouvoir et à une distribution inégale des usages de l’empathie.

En effet, contrairement à ce que suggère la reconstruction honnethienne, il ne s’agit  pas pour Mead de critiquer les effets d’inégalité d’un pouvoir identiquement appliqué à tous mais qui favoriserait la reconnaissance de certains plutôt que d’autres, mais inversement de critiquer l’inégalité de ce contrôle social lui-même, qui permet plus au moins aux individus de se comprendre et donc de se réaliser dans la participation aux actes sociaux. Cette théorie, que nous ne pouvons ici qu’esquisser[40] , part du constat selon lequel « Le contrôle social dépend alors du degré auquel les individus dans la société sont capables de prendre les attitudes de ceux qui sont engagés avec eux dans une entreprise commune » (« Genèse du soi et contrôle social », p. 427).[41] Le pouvoir, pensé au moyen du concept de contrôle social défini par Mead comme « ce qui met l’acte des individus en rapport avec ses objets sociaux» (ibid, p. 425) – objet sociaux eux-mêmes définis comme le corrélat des actes sociaux auxquels participe l’individu et qui « contrôlent et définit sa réponse » (p. 426) –  est donc inégalement partagé, et c’est de lui que dépend la possibilité des usages pratiques de l’empathie. Dès lors, l’action du pouvoir ne correspond ni à une intériorisation des normes sociales, ni à la limitation de la reconnaissance, mais à un processus objectif de coordination des actions par le contrôle social et la structuration pratique (c’est à dire l’institution) de la compréhension. Pour reprendre les termes de H. Joas au sujet de la société, il consiste dans « un contexte d’action objectif, pas un réseau de représentations subjectives des membres de la sociétés » (G.H. Mead…, p. 103). C’est de cette conception du pouvoir que dépend la théorie meadienne de la démocratie comme levée des obstacles institutionnels aux usages coopératifs de l’empathie et participation égale aux actes sociaux, selon laquelle « l’idéal de la société humaine ne saurait se réaliser aussi longtemps qu’il sera impossible aux individus, dans l’exercice de leurs fonctions, de faire leurs les attitudes de ceux qu’ils affectent » (p. 364).

Honneth ne prend pas en compte cette théorie meadienne de l’inégalité du contrôle social – et donc de la participation aux actes sociaux et de l’accès aux ressources pratiques de l’Autrui généralisé –, pas plus que ses implications pour la conception du pouvoir dans le « développement des sociétés idéales ». Cependant, alors même qu’il l’a systématiquement occultée de sa réactualisation préalable de Mead –  ce qui lui a donc permis d’interpréter sa théorie de l’action et de la société dans les termes d’une lutte pour la reconnaissance plutôt que d’une lutte pour le pouvoir – , Honneth consacre la fin du chapitre à une critique de la dimension fonctionnelle de la théorie sociale de Mead.

S’appuyant sur la différence – absente de la théorie meadienne – entre les trois sphères de la reconnaissance, Honneth reproche à Mead de réduire l’interprétation de la troisième sphère, celle de la solidarité et de l’estime sociale, au modèle « d’un travail socialement utile », c’est à dire d’un « système transparent de division fonctionnelle du travail » (p. 108).  Honneth voit bien que, chez Mead « l’individu n’est capable de se respecter pleinement que s’il peut identifier, dans la distribution objective des fonctions, la contribution positive qu’il apporte à la reproduction de la communauté ». (p. 107). Mais, pour lui, cette position est inacceptable, pour trois raisons. D’abord parce que, faute d’avoir mentionné la théorie meadienne de l’inégalité du contrôle social et dans la mesure où il a opposé les dimensions fonctionnelles et normatives du pouvoir, elle lui paraît, à tort, impliquer la thèse, en effet insoutenable, selon laquelle la division fonctionnelle du travail doit être considérée « comme un système axiologiquement neutre » (p. 106). Ensuite, parce qu’il a séparé les dimensions cognitives et normatives de l’empathie, l’adoption de rôle et l’Autrui généralisé, et donc l’empathie et le pouvoir, il pense que Mead voit dans la division fonctionnelle du travail un « affranchissement des objectifs éthiques du groupe correspondant » (p. 108). Enfin, parce que, faute d’avoir identifié la reconstruction sociale meadienne avec une lutte pour la transformation du contrôle social, et dans la mesure où il a insisté sur l’autoréalisation du sujet plutôt que sur sa participation aux actes sociaux, il lui semble que la division fonctionnelle du travail « referme le champ de possibilités que l’histoire ouvre progressivement à l’autoréalisation personnelle » (p. 109). Honneth peut ainsi déployer sa critique – qui reproche paradoxalement à Mead ne de pas permettre ce qu’il n’a cessé d’occulter chez lui, et que le motif de la « lutte pour le pouvoir » a sans doute plus de chances de rendre compte que celui de la « la lutte pour la reconnaissance » –, à savoir d’échouer à penser « comment chacun d’eux [les individus] est en mesure de contribuer à sa manière à la reproduction de l’identité de la communauté » (p. 109), et donc de participer à la reproduction et à la reconstruction de la société.

Parce que Honneth ne prend pas en compte la dimension pragmatiste de la théorie de l’action – selon laquelle au contrôle social comme coordination des actions correspond la motivation des selves à participer aux actes sociaux –, et de la théorie de la démocratie – selon laquelle celle-ci a pour objectif de faire participer tous les individus et les groupes à l’activité sociale de résolution pratique des conflits normatifs – de Mead, il analyse donc « la division fonctionnelle du travail » comme une conception trop étroite de la normativité, qui ne laisse pas de place à la critique des « fins globales d’une société » (ibid). Mais pas plus que l’analyse de cette division du travail ne peut être découplée, comme Honneth semble le suggérer, de la perspective de sa transformation démocratique, il n’est possible de séparer le caractère pragmatiste de sa théorie du développement conflictuel de la société de son intention critique[42]. Elles sont corrélatives d’une théorie dynamique de la démocratie radicale comme transformation de la société en vue de la « réalisation du soi dans l’exécution d’une fonction sociale », qui ouvre à un projet de critique des institutions actuelles de la démocratie.[43]

F/ Lutte pour la reconnaissance ou lutte pour le pouvoir?

Au final, notre examen critique de la lecture honnethienne de Mead oppose deux conceptions incompatibles des rapports entre empathie et pouvoir. Si les deux auteurs orientent leurs théories sociales vers une valorisation des usages sociaux contestataires de l’empathie, ceux-ci n’entretiennent pas les mêmes rapports avec le pouvoir, qu’ils conçoivent de manière sensiblement différente. Honneth, suivant ainsi le fil de sa critique systématique des théories du pouvoir fonctionnalistes (qu’il identifie, depuis Kritik der Macht, à des théories systémiques), conçoit finalement le pouvoir comme une simple instance de contrôle (stabilisation, rupture ou détournement) hétéronome de l’empathie, extérieure à ses usages et aux motivations des sujets. La « lutte pour la reconnaissance » consiste dans une réaction à la restriction que le pouvoir (l’Autrui généralisé comme systèmes de normes éthiques) impose aux usages éthiques et émancipateurs de l’empathie (la reconnaissance). Le sujet doit apprendre, en définitive, à s’en émanciper par l’anticipation d’une forme ultérieure, plus intégrative, de l’Autrui généralisé, en faisant appel aux ressources internes du « je », qui peut alors s’opposer au « moi », instance d’intériorisation du contrôle social. Les conflits sociaux doivent dès lors être pensés comme l’extériorisation d’un conflit intrapsychique portant sur les cadres normatifs intériorisés de la reconnaissance, qui constituent le principal vecteur de l’action du pouvoir sur l’empathie.

De son côté, comme nous avons cherché à le montrer, Mead intègre cette « lutte pour la reconnaissance » au sein d’une « lutte pour le pouvoir », c’est à dire pour la participation à des actes sociaux qui sont pensés à la fois comme le cadre fonctionnel dont dépendent les usages pratiques de l’empathie et comme « l’objet social » que visent les tentatives de reconstruction sociale. Les individus et les groupes ne cherchent donc pas à faire reconnaître leur identité individuelles, morale et sociale, mais à participer à la transformation du pouvoir (ou du contrôle social), et donc des institutions dont dépendent à la fois la coordination des actions et la compréhension des individus. L’objectif éthique est bien la compréhension mutuelle des individus, mais, comme le précise Mead, « dans l’exercice de leurs fonctions », c’est à dire  indissociablement de leur participation (socialement coordonnée) aux actes sociaux. Par quoi il faut entendre non pas, comme le lui reproche Honneth, qu’il conçoit le pouvoir – cadre de la compréhension dans l’action sous la forme de la division fonctionnelle du travail –, comme un cadre anhistorique et inamovible, mais au contraire que les conflits sociaux portent sur sa définition et son organisation, et donc à la fois sur les « fins globales » et sur les moyens pratiques de la reproduction et de la transformation de la société. Parce que l’empathie est déterminée par, et participe au, contrôle social, le pouvoir peut être pensé comme l’enjeu de ses usages pratiques, dans la domination comme dans la résistance des individus et des groupes. C’est en fonction de cette ontologie sociale des rapports entre empathie et pouvoir que Mead peut penser la démocratie comme transformation des institutions de la compréhension et de la coordination des actions en vue d’une participation égale au pouvoir.

CONCLUSION:

Nous avons esquissé dans cet article, à partir de la question du rapport entre empathie et pouvoir, une reconstruction et une interprétation partielles, ainsi qu’une critique générale, du motif de la lutte pour la reconnaissance, depuis certains des premiers écrits de Honneth jusqu’à son interprétation de Mead dans La lutte pour la reconnaissance. Nous travaillons à la prolonger et à la préciser, en montrant, notamment, que sa lecture de Benjamin et Winnicott privilégie la question de l’apprentissage de la distinction de l’identité personnelle au détriment de l’apprentissage du contrôle pratique dans les interactions; comment sa réactualisation du motif lukacsien de la réification[44] occulte sa dimension pratique et politique au profit d’une interprétation cognitive, et contestable, du rapport éthique à soi[45] ; et comment ses derniers travaux consacrés au capitalisme, de « Paradoxes du capitalisme » à Das Recht der Freiheit, contribuent à désamorcer les potentialités critique du concept d’idéologie, en revenant au modèle de l’anomie et de l’atomisation sociale au détriment du modèle de la dépossession du pouvoir. Elle devra nous conduire, dans la perspective de notre thèse, à la perspective d’élaboration d’une théorie de la « lutte pour le pouvoir », dans les champs du travail, de l’éducation populaire et des pratiques politiques, dont l’enjeu est le contrôle de la compréhension et donc des actions sociales.

Nous voudrions suggérer, pour conclure, en quoi cette approche, alternative à celle de Honneth, nous paraît permettre de mieux réaliser les tâches contemporaines de la théorie critique et de mieux rendre compte de la dimension stratégique de certaines formes de luttes contemporaines. Dans cette perspective, il est en effet possible de substituer à l’analyse honnethienne des évolutions sociales propres au capitalisme tardif comprises comme entreprises de détournement des processus de reconnaissance une analyse du pouvoir néolibéral comme processus de désactivation du pouvoir collectif et réification du pouvoir économique et politique au moyen de dispositifs de pouvoir sur l’empathie.[46] Ainsi, une théorie pratique plutôt qu’éthique des rapports entre empathie et pouvoir, affirmant clairement que les nouvelles formes de pouvoir peuvent se définir comme des dispositifs de pouvoir sur le contrôle de/dans l’empathie, pourrait permettre d’articuler les analyses psychologiques, sociologiques ou philosophiques des incidences subjectives et politiques des dispositifs d’évaluation individualisée et de gouvernementalité néolibérales. Ce qui s’y joue ne serait pas le détournement des visées émancipatrices des individus ou des processus de reconnaissance, mais la mise en place de dispositifs permettant de faire participer les individus à la désactivation de leurs potentialités critiques et de leur pouvoir d’agir. C’est ce que nous proposons de faire dans notre thèse en cours en analysant le management, le soft power et certaines politiques étatiques néolibérales comme des formes de dispositifs de pouvoir sur le contrôle de/dans l’empathie.

Mais il est également possible de proposer, corrélativement, une approche alternative des nouvelles formes de mobilisation politique qui tentent de contrer ces dispositifs, et qui ont eux aussi la réappropriation du pouvoir, et non la reconnaissance des identités, pour enjeux. Au-delà du retour de la question du pouvoir dans les mouvements sociaux contemporains, ce sont également les répertoires d’action contestataires – que mentionnaient du reste Kritik der Macht : « négociations, grèves et boycotts, désobéissance silencieuse ou conflits ouverts » (p. 275) – qui pourraient être ainsi appréhendés et distingués non seulement dans leur dimensions communicationnelle et éthique, mais d’abord stratégique, comme différents moyens de réappropriation du pouvoir : c’est à dire de contrôle social de la compréhension, de participation aux actes sociaux et de transformation des institutions. Notamment, les aspects stratégiques, critiques et normatifs des techniques de non-coopération, au travail ou dans les pratiques politiques, pourraient être éclairées non comme l’expression de « luttes pour la reconnaissance », mais, dans leurs moyens, comme une défense contre les stratégies néolibérales de rupture des solidarités populaires et des usages contestataires de l’empathie, et, dans leurs fins, comme une rupture de la participation aux formes de pouvoir qui les exclut de la transformation pratique de la société.

Enfin, il est sans doute possible d’espérer que cette conception alternative de la conflictualité sociale – dont l’enjeu n’est pas seulement la reconnaissance culturelle, les intérêts matériels ou l’hégémonie politique, mais la participation au pouvoir, c’est à dire à la transformation du contrôle social de la compréhension et à la coordination des actions –  permette d’articuler à nouveau, en réponses aux formes de pouvoir néolibérales qui cherchent à les délier, les dimensions subjectives et objectives de l’aliénation et de l’émancipation.


[1] La lutte pour la reconnaissance, 2004, p. 7.

[2] Kritik der Macht, 1985, p. 331. Dans cet article, je traduis systématiquement en français les citations des ouvrages en allemand et en anglais.

[3] Concernant les rapports entre empathie et reconnaissance, cf. Ch. Lazzeri, « Réification et reconnaissance. Une discussion avec Axel Honneth », Revue du Mauss, n° 38, 2011 et E. Ferrarese, « La résistance de la théorie de la reconnaissance au phénomène empathique», in P. Attigui et A. Cukier, Les Paradoxes de l’empathie, 2011. Je propose pour ma part de distinguer entre l’empathie, qui désigne le type de la compréhension interindividuelle, et les usages de l’empathie dans les interactions (qui peuvent être coopératifs, compétitifs, normatifs, éthiques, stratégiques, etc). L’empathie peut alors être identifiée au mécanisme psychologique à l’oeuvre dans les « attentes normatives » de reconnaissance, et les actes de reconnaissance à des usages sociaux normatifs de l’empathie.

[4] Cf., par exemple, « Integrity and Disrespect », 1995. Honneth y examine notamment la théorie deweyienne des émotions (p. 256 sq) et montre que les réactions morales (honte, sentiment d’injustice, indignation) correspondent initialement à des échecs des usages pratiques de l’empathie, qui permettent d’anticiper les intentions, actions et réactions d’autrui, et dont les cadres normatifs sont rompus dans les dénis de reconnaissance.

[5] Cf., notamment, à l’occasion de sa critique de la théorie de la domination et de l’institutionnalisation du pouvoir chez Foucault, Kritik der Macht, p. 181.

[6] Cf La Lutte pour la reconnaissance, par exemple p. 187.

[7] Cf. La Réification, par exemple p. 78.

[8] Notamment dans « La reconnaissance comme idéologie » et « Paradoxes du capitalisme », dans La société du mépris, 2006, ainsi que « Organisierte Selbstverwirlichung. Paradoxieen der Individualisierung», 2002.

[9] Dans le cadre des travaux préparatoires à ma thèse, « L’empathie, au cœur du pouvoir », dans laquelle je défends trois thèses principales : 1. L’empathie, comprise comme la manière dont les individus comprennent leurs intentions, actions et émotions dans les interactions, et ses usages (stratégiques, altruistes, coopératifs, compétitifs, etc), sont l’enjeu principal du pouvoir, compris comme instance de coordination des actions (niveau de la théorie sociale : « dispositifs de pouvoir sur l’empathie ») 2. La fonction primordiale de l’empathie n’est pas de permettre, comme le prétendent la phénoménologie, la psychanalyse et la théorie de l’esprit, d’avoir accès aux états mentaux d’autrui, mais, comme l’affirme le pragmatisme, d’anticiper, de répondre aux et de contrôler les actions d’autrui (niveau de la théorie de l’action : « contrôle de/dans l’empathie » 3. L’enjeu d’une politique émancipatrice, notamment au travail, dans l’éducation et dans les pratiques politiques, n’est donc pas de susciter l’empathie, comme si cette dernière n’était pas prise dans des rapports de pouvoir asymétriques et n’avait que des usages émancipateurs, mais d’en favoriser les usages coopératifs et contestataires afin de partager, et non de stabiliser ou dissoudre, le pouvoir. C’est dans cette perspective que j’y examine la théorie honnethienne de la reconnaissance, en lui opposant, comme dans ce texte, l’idée que l’enjeu, théorique et politique, des rapports entre pouvoir, empathie et reconnaissance (comme usages normatifs de l’empathie), et donc la conflictualité sociale, n’est pas la question des normes morales et de l’identité, mais du contrôle social et du pouvoir.

[10] Pour une articulation entre ces deux sources théoriques de cette critique et la discussion précise de cette antécédence des rapports de pouvoir sur les rapports de reconnaissance, cf Lois Mcnay, Against recognition, 2007. Mais elles sont également  mises en avant dans les critiques du manque d’attention de Honneth à la redistribution et à la subordination hiérarchique (N. Fraser et A. Honneth, Recognition or redistribution, 2003), aux implications fonctionnelles de la division genrée du travail (Iris Marion Young, « Recognition of love’s labour : considering Axel’s Honneths Feminism », 2007), à la manière dont l’oppression des cultures dominées passent par des effets de normalisation liées à l’adoption de modèles de reconnaissance idéologique (E. Povinelli, The cunning of recognition, 2002) et à l’instrumentalisation de la reconnaissance dans la stratification sociale et la reconduction des injustices (P. Markell, Bound by recognition, 2003). Pour une réponse de Honneth, voir « La reconnaissance comme idéologie » et « Rejoinder », dans B. van der Brink et D. Owen, Recognition and Power, 2007.

[11] C’est à dire de rester trop attaché à 1. «une  philosophie de la subjectivité de facture très classique » (F. Fischbach, Sans objet, p. 95) 2.  « un dogme interpersonnaliste » qui « réduit ainsi a priori l’objet de ce qui peut devenir signifiant pour nous au modèle de l’alter ego et de ce que celui-ci constitue » (S. Haber, L’homme dépossédé, p. 192) 3. la théorie habermassienne de la communication, qui l’empêche de « concevoir l’interaction dans un sens substantiel  ( J.-P. Deranty, Beyond communication, p. 5) et tend donc à occulter les dimensions pratiques, matérielles et institutionnelles de l’empathie.

[12] Ibid, p. 348.

[13] Voir, pour la conception pratique de l’empathie, A. Cukier, « Nouvelles perspectives sur l’empathie : l’intelligence sociale des corps au travail », in P.L Boulanger, A. Cukier et M. Schumm, L’intelligence des corps, à paraître, et pour le contrôle social de l’empathie « Réification et contrôle de l’empathie. Quelles perspectives pour la philosophie sociale? », in Les Paradoxes de l’empathie, op. cit.

[14] Comme le note J-P Deranty, « Il semble plausible d’affirmer que si Honneth n’a jamais proposé de reconstruction rigoureuse de la phénoménologie husserlienne, contrairement à ses études de certains de ses continuateurs (Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Derrida), c’est tout simplement parce qu’il considère comme définitive la critique habermassienne du prétendu individualisme méthodologique dans la phénoménologie transcendantale » (op. cit, p. 138). Habermas considère en effet que l’empathie, alors identifiée à son explication dans la théorie husserlienne de l’intersubjectivité, et essentiellement dans les Méditations cartésiennes, suppose toujours une conscience solitaire, qui se transpose dans celle d’autrui (Cf., par exemple, Connaissance et intérêt, p. 181).

[15] Soziales Handeln und Menschliche Natur, p. 85.

[16] C’est à dire la dimension de l’expérience sociale par laquelle les normes des actions sont reproduites au sein même des interactions. Voir à ce sujet,  A. Honneth und U. Jaeggi, Arbeit, Handlung, Normativität, 1980.

[17] B. Moore, Injustice. The basis of obedience and revolt, 1978. Dans cet ouvrage, l’auteur oppose l’obéissance à l’empathie – « Plus on pense à l’expérience de Milgram, plus il est surprenant qu’il y ait pu y avoir de la désobéissance […] Manifestement, l’empathie, dans certaines conditions, peut surmonter les puissants obstacles qui s’y opposent » (p. 98) – tout en expliquant ces obstacles par « le fait que les possibilités de contrôle de l’environnement sont inégalement distribués dans les sociétés hiérarchiques » (p. 100).

[18] K. Genel, « L’inclusion sociale, entre autorité et reconnaissance », in. S. Nour et Ch. Lazzeri, Reconnaissance, identité et intégration sociale, 2009, p. 34.

[19] A cette conception, on pourrait déjà opposer le concept sociologique de contrôle social, qui, qu’il soit compris de manière fonctionnaliste, conflictualiste ou interactionniste, se réfère toujours « à la fois à l’ordre social de régulation des comportements sociaux et au consensus, à des valeurs et perceptions largement partagées » (in J. Gibbs, Social control, Views from the social sciences, 1982, p. 241). Contrairement à ce qu’affirme Honneth, l’intérêt du concept de contrôle social est précisément d’insister sur l’importance des normes dans le pouvoir, mais comprises non pas comme des « accords normativement motivés » mais comme des comme instances de structuration de la compréhension et du contrôle dans les interactions (dispositifs de pouvoir sur les usages de l’empathie).

[20] Pour une réponse de Foucault à cette objection, cf. la distinction entre capacités objectives, rapports de communications et relations de pouvoir dans « Le sujet et le pouvoir », p. 1052.

[21] Cf., notamment « Le sujet et le pouvoir », p. 1061.

[22] Honneth reprend ici, en la citant mais sans la discuter, l’essentiel de la critique de Foucault élaborée par A. Giddens dans A contemporary Critique of Historical Materialism, 1995, p. 172-173.

[23] « Qu’est-ce que la critique? », p. 51. Concernant les rapports entre stratégie, interactions et pouvoir, voir aussi « Le sujet et le pouvoir », p. 1060 et suivantes,  Surveiller et punir, p. 239 et suivantes, Histoire de la sexualité, p. 121 et suivantes, et « L’éthique du souci de soi comme  pratique de de la liberté », p. 1547 et suivantes.

[24] Dans une de ses premières définitions des interactions symboliques, Habermas les définit comme des interactions « gouvernées par des normes consensuelles et obligeantes qui définissent des attentes réciproques concernant le comportement et qui doivent être reconnues par au moins deux sujets », et ajoute que « la validité de ses normes sociales est basée exclusivement sur la compréhension mutuelle et intersubjective des intentions d’autrui et sur la reconnaissance générale des obligations sociales » (Technology as sciences and ideology, p. 92),

[25] Concernant le rapport entre aliénation subjective et aliénation objective, une tentative alternative à la nôtre de les articuler, et la position de Honneth à cet égard, cf. S. Haber, L’aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, 2007, et L’Homme dépossédé. Une tradiction critique, de Marx à Honneth, 2009.

[26] Dans ma thèse, je propose de montrer également que, dans sa critique de Machiavel et de Hobbes, dans sa reprise de la critique hégélienne de ses deux auteurs puis de la dialectique du crime, dans sa lecture de Benjamin et Winnicott, et enfin de la sociologie des conflits sociaux, Honneth manque également, dans la Lutte pour la reconnaissance, des occasions d’articuler la dimension de contrôle et de compréhension à l’œuvre dans l’empathie et les usages stratégiques et normatifs de l’empathie dans les relations de pouvoir.

[27] Comme y insiste notamment J.-P Deranty :« Il est important de noter que, comme les auteurs y insistent dans leur étude de Mead, actions instrumentales et actions sociales sont indissociables » (op. cit, p. 169).

[28] E. Renault, « Dewey et Mead hégéliens », in A. Cukier et E. Debray, La théorie sociale de G.H. Mead, à paraître.

[29] « C’est le caractère dialogique de notre expérience intérieure, c’est le processus au cour duquel nous répondons à notre propre discours, qui implique un « je » qui, derrière la scène, répond aux gestes et aux symboles apparus dans notre conscience » (« The mechanism of social consciousness »,  p. 141).

[30] Qui correspondrait plutôt à l’idée de Cooley du « looking glass effect » (effet de miroir) selon lequel le self est l’ensemble des représentations qu’un individu se fait de lui-même par l’intermédiaire des représentations que les autres se fond de lui (voir  Human Nature and the social order, notamment p. 119)

[31] D. Cefai et L. Quéré dans leur introduction à L’esprit, le soi, la société, insistent sur l’impossibilité d’une telle réduction: « Le self n’est pas ce que l’on appelle habituellement le « soi ». Il n’est pas un objet psychologique configuré par des représentations, des images mentales ou des conceptions idéales de « soi », ou identifié par une objectivation de l’expérience dans la réflexion. Il n’est pas un sujet, doué de conscience réflexive, auquel la conduite ou l’expérience pourrait être attachée comme une sorte de propriété privée. Il n’est pas davantage un organe interne d’organisation rationnelle de la conduite – le Self n’est pas l’esprit, même si « sels les serves sont capables de cognition ». Toutes ces définitions doivent être écartées si l’on veut préserver l’intention pragmatiste de Mead. Peut-être est-ce en fin de compte une formule de Dewey qui résume le mieux cette intention : le Self est « un facteur à l’intérieur de l’expérience », et non pas quelque chose qui lui est extérieur. Il est processuel et modal, plutôt que substantiel. Il doit être défini par sa valeur fonctionnelle dans le comportement, c’est à dire par le travail de mise en ordre qu’il réalise dans un processus téléologique. Cette mise en ordre est celle des impulsions et des attitudes, des stimulations et des réponses. Elle consiste à faire exister la perspective sociale – la perspective des autres ou du groupe – ou encore l’attitude de l’Autrui généralisé, dans la conduite des individus, de telle sorte qu’ils puissent agir non seulement dans leur propre perspective, mais aussi dans la perspective d’un collectif ou d’une société » (p. 51). Toutes les définitions meadiennes du self sont convergentes, par exemple comme « processus structural qui se forme dans la conduite de l’être vivant » (p.165), ou encore :« Le self se développe à partir d’un processus social qui implique d’abord l’interaction des individus dans le groupe, ainsi que la préexistence de ce groupe » (p. 231).

[32] Par exemple, « Par l’organisation de cet objet, de l’identité personnelle [self], ce matériau se trouve à son tour organisé et, sous la forme de ce qu’on appelle la conscience de soi, soumis au contrôle de l’individu » (« The mechanism of social consciousness », p. 140).

[33] Ce caractère indissociable entre usages stratégiques et usages normatifs de l’empathie est attesté par la plupart des analyses de Mead, y compris pour rendre compte des actions dialogiques (notamment, L’esprit, le soi, la société, p. 167).

[34] Voir notamment p. 268 et suivantes.

[35] Honneth cite également, en traduisant là encore abusivement « self » par « identité »: « C’est cette identité [self] capable de se maintenir dans la communauté, qui est reconnue dans cette communauté pour autant qu’elle reconnaît les autres » (p. 196). Or, outre que cette reconnaissance du moi est présentée par Mead comme « une phase du soi », elle est pensée non dans la perspective de la formation de l’identité personnelle ou collective, mais dans celle du contrôle social des actions : « chaque conscience de soi doit avoir dans son propre organise l’attitude d’autrui, qui contrôle les choses qu’elle est sur le point de faire » (ibid).

[36] Cf, C. Lavergne, « La violence, le soi, l’identité: la théorie du contrôle social de G.H. Mead en question », in La théorie sociale de G.H. Mead, op. cit.

[37] « C’est de cette manière que la société se transforme, précisément par des interactions semblables à celles où une personne réfléchit sérieusement à un problème. Nous changeons toujours, d’une façon ou d’une autre, notre système social, et nous sommes capables de le faire intelligemment parce que nous pensons » (p. 168). Honneth cite ce passage, mais ne tient pas compte de la dimension pratique de l’intelligence, toujours pensée par Mead comme instance de résolution de problèmes, ni de l’homologie structurel entre transformation matérielle et transformation sociale qu’elle implique.

[38] Comme c’est le cas, notamment, dans les sociétés de classe ou de castes : « Prenons pour exemple le mouvement ouvrier. Il est essentiel que les autres membres de la communauté puissent comprendre l’attitude de l’ouvrier dans ses fonctions. L’organisation du système de castes rend impossible cette compréhension » (p. 361).

[39] Voir, par exemple, la métaphore du jour d’audience, dans laquelle il ne s’agit pas d’exiger des normes de reconnaissance alternatives, mais d’utiliser ces normes pour essayer de modifier la situation – et éventuellement de sauver sa peau (p. 169).

[40] Pour un développement, cf. A. Cukier, « Intersubjectivité pratique et participation à l’acte social : « l’Autrui généralisé » et le « contrôle social » de Mead au prisme de la philosophie sociale », in La théorie sociale de G.H. Mead, op. cit.

[41] Voir également dans L’esprit, le soi, la société : « L’intensité avec laquelle les individus peuvent prendre les rôles des autres individus dans une communauté dépend de nombreux facteurs » (p. 362)

[42] Cf, par exemple, la réinterprétation meadienne de la théorie marxiste de l’exploitation et de la lutte des classes dans les termes, certes paradoxaux, de la « rupture du contrôle social » (cf., notamment, « Genèse du soi et contrôle social », p. 426), ou le passage déjà cité sur le mouvement ouvrier, L’esprit, le soi, la société, p. 361.

[43] C’est une des raisons pour lesquelles il me semble que la psychologie sociale de Mead, qui décrivait la démocratie, dans « Natural Rights and the Theory of the Political Institutions », comme une « révolution institutionnalisée », et, plus précisément, comme la réponse au problème constituant à « soumettre l’ensemble des institutions sociales à la formation de la volonté collective émancipée de la domination », peut contribuer au programme d’une philosophie sociale attentive au problème de la maîtrise démocratique du contrôle social, c’est à dire de la réappropriation populaire du pouvoir.

[44] Pour des tentatives de réactualisation différentes, cf. V. Chanson, A. Cukier, F. Monferrand, La réification. Histoire et actualités d’un concept critique, à paraître.

[45] A ce sujet, voir Ch. Lazzeri, « Réification et reconnaissance. Une discussion avec Axel Honneth », Estelle Ferrarese, « La résistance de la théorie de la reconnaissance au phénomène empathique », et A. Cukier, « Réification et contrôle de l’empathie. Quelles perspectives pour la philosophie sociale? », op. cit.. Pour une critique générale,  voir P. Strydom, « Cognition and recognition. On the problem of the cognitive in Honneth », 2012.

[46] Cf. « Réification et contrôle de l’empathie. Quelles perspectives pour la philosophie sociale? », op. cit., et « Aliénation, exploitation…à quoi sert la réification? », in V. Chanson, A. Cukier, F. Monferrand, La réification. Histoire et actualité d’un concept critique, op. cit.

Questa voce è stata pubblicata in Hegeliana. Contrassegna il permalink.

Lascia un commento